» Dans le violon, l’orchestre a trouvé sa voix plus qu’humaine. De l’humble boite à corde inventée par les Celtes jusqu’aux violons que de lents progrès, de recherches et quelle longue suite de générations ! C’est la perfection.
Le violon est le roi du chant. Il a tous les tons et une portée immense : de la joie à la douleur, de l’ivresse à la méditation, de la profonde gravité à la légèreté angélique, il parcourt tout l’espace du sentiment. L’allégresse sereine ne lui est plus étrangère que la brûlante volupté. Le râle du cœur et le babil des sources, tout lui est propre, et il a passé sans effort de la langueur des rêves à la vive action de la danse.
Notre violon n’a plus depuis tantôt quatre siècles. Il est tel que l’ont légué à la musique les luthiers de Crémone, vers 1550, avec les quatre cordes accordées en quintes, le manche étroit et l’ardente volute qui fait le chapiteau au bout du cheviller. Ses lignes sont un poème de grâce, elles tiennent de la femme et de l’amphore. Elles sont courbes comme la vie, et tant de grâce exprime l’équilibre de toutes les parties, la fleur de la force.
Dans un violon tout est vivant. Si je prends un violon dans les mains, je crois tenir une vie. Tout est en bois vibrant et plastique, aux ondes pressées. Ainsi l’arbre, le violon brut de la forêt, rend en vibrations tous les souffles du ciel et toutes les harmonies de l’eau. C’est pourquoi, il ne faut qu’un rien pour changer la sonorité d’un violon : le chevalet un peu plus haut ou un peu plus bas, plus étroit ou plus large, et le son maigrit et s’étouffe, s’altère et pâlit. Le grand Stradivarius en a réglé la forme et la place pour toujours. Les luthiers de Crémone voyageaient dans le Tyrol pour y choisir les bois les plus purs, les plus belles fibres et l’érable le plus sonore.
Tout est beau dans le violon, tout a du prix. Aux moindres détails, on reconnaît l’accord de l’instinct musical et d’une raison, d’une étude séculaire. Les tables sont voûtées selon un calcul exquis. L’évidement des côtés est d’une grâce comparable aux plus suaves inflexions de la chair qui sinue de la gorge aux hanches : cette scotie d’un galbe si ferme et si tendre n’est pas d’un trait moins sûr que la nacelle des plus pures corolles. Et les ouïes sont les plus belles intégrales.
Dans le violon visible, je suis toujours tenté de reconnaître le corps divin du son en croix : le chant sur le saint bois du sacrifice. Et le grand violoniste, quand il va donner le premier coup d’archet, semble toujours le grand prêtre d’un culte voué aux enchantements. Son geste est une incantation.
Au dedans de ce corps sensible sont logés les organes les plus délicats qui font le mystère du timbre : les tasseaux et les coins, le ruban des contre éclisses, la barre qui est le système nerveux du violon, et l’âme qui en est vraiment le cœur très véridique. En déplaçant l’âme, on déplace le son. Voilà la merveille de vie sonore, avec les quatre-vingt-trois pièces qui la composent et que les luthiers de Crémone ont porté à la perfection. » André SUARÉS (Écrivain et essayiste français / Extrait de son livre Le voyage du Condottiere )