
» Il n’y a qu’une chose vraie : peindre instantanément ce que vous voyez. Quand vous l’avez, vous l’avez. Quand ce n’est pas le cas, vous recommencez. Tout le reste c’est de la fumisterie. » Édouard MANET

» Aucun art n’est aussi spontané que le mien. Ce que je fais est le résultat de la réflexion et de l’étude des grands maîtres. Peindre est facile quand on ne sait pas comment, mais très difficile quand on sait. » Edgar DEGAS

C’est une exposition très intéressante à laquelle nous convie, depuis mars, le Musée d’Orsay. Elle s’intitule MANET-DEGAS (jusqu’au 23.7.2023) – Réalisée en partenariat avec le Metropolitan Museum of Art de New York, elle se déroule selon un parcours chronologique/thématique, en différentes sections où l’on peut admirer environ 200 œuvres magnifiques (peintures, gravures, et dessins). Il s’agit d’un face-à-face artistique et humain, un dialogue entre deux grands peintres, qui n’ont rien eu à envier l’un à l’autre, dont le cheminement a été assez complexe : Édouard Manet et Edgar Degas.
Du premier on dit qu’il fut le digne héritier de Delacroix, et que le second a toujours été séduit par la ligne de Ingres. En fait, ils ont été, tous deux, fascinés par les maîtres anciens français, flamands, italiens et espagnols rencontrés au Louvre, un lieu que Manet a découvert grâce à son oncle maternel et Degas par son père qui était un grand amateur d’art.
Les musées ont constitué pour eux un véritable laboratoire d’idées. Mais les voyages ont complété cette formation, surtout ceux faits en Italie. Manet a visité Florence, Pise, Pérouse, Rome et Venise, se passionnant pour Andrea del Sarto, Fra Angelico, Fra Bartolomeo. Degas s’est rendu en Italie dès 1854 pour rendre visite à une partie de sa famille qui habitait Naples. Il s’émerveillera des beautés rencontrées Musée de Capodimonte, se rendra à Rome , puis à Florence, Pérouse, Sienne, Assise, Pise. Les peintres qui vont le fasciner sont Raphaël (le pinceau divin disait-il) , Giotto, Veronèse, Mantegna.
Si l’art pictural italien a été cher à leur cœur , ils ont partagé la même passion pour l’espagnol Diego Velasquez . mon boueux tendre disait tendrement Degas … le peintre des peintres l’appelait Manet, ainsi que pour Delacroix.
Manet a vu le jour en 1832 et Degas en 1834 – Ils sont nés à Paris, issus du même milieu social bourgeois. Adolescents leurs idées ne sont pas les mêmes : Manet, dès 1848, se voit faire carrière dans la marine marchande, alors que Degas commence à copier au Louvre en 1853 et rejoindra l’atelier du peintre Félix Barrias. Deux ans plus tard, il sera admis à l’École des Beaux Arts où il apprendra son métier.
Pendant ce temps là, Manet, qui finalement ne réussira pas à entrer à l’École navale, prendra la décision de devenir peintre et rejoindra l’atelier de Thomas Couture. Durant six ans, il se formera auprès de peintres assez connus de l’époque .
L’histoire raconte qu’ils se seraient rencontrés au Louvre vers 1860/1862. Degas copiait un Velasquez. Après quoi, ils se parleront, fréquenteront les mêmes cafés, les mêmes cercles artistiques, échangeront leurs idées, se prodigueront des conseils, ne manqueront pas de se faire des critiques aussi . Ils seront similaires en bien des points, différents sur d’autres. Ils ont eu, tous deux, une vision moderne de la peinture. Le critique Edmond Duranty dira, en parlant de leur travail : C’est la nouvelle peinture.
Durant 20 ans ( de 1860 à 1880 ) ils entretiendront une relation assez mystérieuse, ambigüe et complexe . D’après celles et ceux qui les ont approchés, il ressort que leur rapport fut un mélange d’admiration, d’agacement , voire de franche irritation, ce qui faisait d’eux des amis/ennemis .
Ces deux artistes se sont souvent observés mutuellement, admirés aussi . Ils furent assez proches sur le plan intellectuel et esthétique, mais il y eut quand même , entre eux, une petite rivalité saupoudrée de jalousie et ce pour diverses raisons, comme par exemple le fait que Manet puisse chercher à réussir en passant par la voie du Salon officiel, ce qui agaçait profondément Degas, lui qui refusait d’être ainsi légitimé.
On dit que Manet fut le père de l’impressionnisme, son chef de file. Lui ne se voyait absolument pas ainsi et préférait que la reconnaissance ne vienne pas d’un mouvement mais, comme je l’ai mentionné ci-dessus, du Salon officiel. Ce qui ne l’a pas empêché, malgré tout, d’exposer avec eux et de soutenir leurs idées . En ce qui le concerne, Degas a beaucoup participé à l’organisation des expos impressionnistes, mais ne souhaitait pas du tout qu’on le considère comme tel : il se considérait plutôt comme un peintre réaliste indépendant.
Toutefois leurs deux noms resteront attachés à cet impressionnisme. Après tout comme le soulignait Degas : »Cela ne signifie rien l’impressionnisme. Tout artiste consciencieux a toujours traduit ses impressions. »
Ils ‘ne se sont jamais écrit, mais ont souvent parlé l’un de l’autre dans des correspondances écrites à des amis proches, des peintres le plus souvent. Leur caractère n’était pas le même : Manet fut très social, à l’inverse de Degas toujours plus distant et secret. Les deux furent assez patriotes. Lors de la guerre de 1870 contre la Prusse, et à l’inverse de beaucoup d’autres, ils sont restés à Paris et on servi leur pays.
L’un a aimé peindre en extérieur ( Manet ) et l’autre en atelier (Degas) . Le plein air c’était pas franchement son truc et de plus, vu ses problèmes oculaires, il était préférable pour lui de ne pas affronter la lumière forte de l’extérieur. Ce qui ne l’a pas empêché d’aborder les paysages lui aussi, mais d’une autre façon : « d’après des états d’âme lui demandera t-on un jour, d’après des états d’yeux répondra t-il. A savoir qu’il peignait ou dessinait des paysages en atelier d’après un souvenir.


Ils ont eu en commun un certain nombre d’amis et de connaissances rencontrés au Café Guerbois, au Café de la Nouvelle Athènes, dans leur propre famille aussi : Auguste De Gas organisait , en effet, des lundis musicaux, suivis le jeudi par ceux de Madame Manet mère. Plus tard, Édouard et son épouse Suzanne recevront chez eux, boulevard des Batignolles. Ils côtoient de nombreux peintres impressionnistes, des écrivains et des modèles : Berthe Morisot, Auguste Renoir, Camille Pissarro, Claude Monet, Henri Fantin Latour, George Moore, Félix Braquemond, Victorine Meurent, Ellen Andrée, Edmond Duranty, Théodore Duret, Émile Zola, Jules-Antoine Castagnary, Charles Baudelaire.




Baudelaire fut un ami de Manet et ce même s’il n’était pas très fan de sa peinture, à l’inverse de Zola qui lui s’en enthousiasmait : » Pourquoi personne ne dit cela. Je vais le dire moi, je vais le crier. Je suis certain que Mr Manet sera l’un de nos maîtres de demain, que je croirais conclure une bonne affaire si j’avais de la fortune en achetant aujourd’hui toutes ses toiles ! » – Stéphane Mallarmé restera l’ami littéraire le plus fidèle, le plus admiratif du peintre .
Cette amitié n’empêchera pas Mallarmé d’admirer Degas également. A la mort de Manet, les liens amicaux entre les deux vont se resserrer d’ailleurs. Toutefois, à l’inverse de Manet, ce n’est pas dans le littéraire que Degas se créera des liens d’amitié, mais plutôt dans la musique avec le bassoniste Désiré Dihau, le violoncelliste Louis-Marie Pilet, le bariton Jean-Baptiste Faure, les compositeurs Paul Dukas, Gabriel Fauré, Vincent d’Indy.
Le monde du spectacle les a fortement intéressé. Degas plus que Manet. Ne serait-ce qu’au travers de la danse : Degas fréquente assidument l’Opéra où les danseuses évoluent, et Manet s’est intéressé à celles venues du Ballet madrilène de Mariano Camprubi installé au Théâtre de l’Hippodrome . C’est à l’Étoile Lola Melea dite Lola de Valence qu’il demandera de poser pour lui. Degas portera son attention, quelques années plus tard, sur une autre Étoile Eugénie Fiocre, réputée surtout pour son physique bien plus que pour son talent en tant que danseuse.


Ils ont abordé, chacun à sa façon, les mêmes thèmes, dont le portrait (pour les deux ce sont leurs proches et leurs amis), l’autoportrait qu’ils pratiquent de façon différente. Degas commencera très tôt dans cette discipline, dans les années 1850, réalisant environ 15 autoportraits. Manet s’en tiendra à deux seulement, et commencera fin des années 1870.


A l’inverse de Manet qui n’en a fait aucun de son collègue , Degas a souvent fait des portraits de Manet (un tableau, trois gravures et une dizaine de dessins). L’un d’entre eux va être à l’origine d’une violente dispute, il s’agit de Monsieur et Madame Edouard Manet que Degas réalise et offre au couple en 1868/69. La toile ne plait pas du tout à Manet qui trouve que Degas a vraiment enlaidi son épouse. En colère, il coupe le côté de la toile où elle apparait. Non seulement Degas est peiné, vexé, mais il n’apprécie pas du tout le geste. Il récupère son tableau et le conservera chez lui. C’est quelque chose qui restera ancré en lui comme une blessure profonde.


Les courses hippiques : restera un sujet qui a fortement intéressé les deux peintres. Degas commencera fin 1850 environ. A l’époque, les courses hippiques étaient nombreuses et populaires bien qu’elles restaient, malgré tout, réservées surtout à des personnes assez aisées. C’est durant des vacances en Normandie que le peintre les découvre. Il se met à approfondir la chose, s’intéressant de très près au monde des jockeys un peu comme il l’a fait avec le monde de la danse, se rend à l’hippodrome de Longchamp ouvert en 1857, s’intéresse aux scènes de chasse à courre, au steeple-chase, et fréquente les champs de course ( Lonchamp, mais aussi le petit hippodrome du Vésinet ) et réalise un bon nombre de toiles sur ce sujet. Non seulement il peint, mais il sera amené à sculpter des chevaux. Comme toujours, il va faire preuve d’un grand sens de l’observation. Par ailleurs, lui aussi est un homme de cheval et un cavalier confirmé.
On ne peut pas dire que Manet est attaché une grande importance à la thématique hippique puisqu’il a peint une lithographie, deux tableaux et une aquarelle sur le sujet. Toutefois, Il innove en présentant des courses de face, et non de profil comme c’était souvent le cas.



» Degas a souvent accusé Manet de lui avoir volé ses sujets. On s’aperçoit que c’est souvent l’inverse qui s’est produit. Dans le domaine des champs de course et ailleurs, c’est Manet l’inventeur et Degas est celui qui s’approprie l’invention de Manet » Stéphane GUÉGAN (Commissaire de l’expo)
Le nu : Manet a traité le nu fin 1850 d’abord avec des études , puis des tableaux par la suite. C’est un sujet important chez Degas aussi, et il a réalisé de nombreux dessins , des pastels sur ce sujet . Il ne faut pas oublier que Degas a toujours été très sensible à l’esthétique. Il a aimé les plastiques parfaites : « ce qu’il me faut à moi, c’est exprimer la nature dans tout son caractère, le mouvement dans son exacte vérité, accentueur l’os, les muscles, et la fermeté compacte des chairs. »


Les femmes : elles ont occupé une place importante dans leur vie mais la gent féminine a été abordée de façon différente selon que l’on parle de Manet, réputé séducteur, aimant les femmes et vivant heureux avec son épouse, et Degas qui n’a pas trop voulu s’épancher sur sa vie sentimentale, que l’on disait assez misogyne, et s’est émerveillé sur les danseuses. Ils ont souvent portraitisé les femmes du monde ou les femmes du peuple au travail.
» Degas manque de naturel, il n’est pas capable d’aimer une femme, même de le lui dire, ni de rien faire. » Manet à Berthe Morisot







La musique, loisir connu de la bourgeoisie de leur époque, est un sujet qu’ils ont traité l’un et l’autre. Manet a eu droit à des leçons de musique lorsqu’il était enfant, et son épouse Suzanne Leenhoff était professeur de piano lorsqu’il l’a connue. Quant à Degas, comme je l’ai expliqué plus haut, il a forgé de belles amitiés avec des musiciens et des compositeurs.



Degas meurt seul ( si ce n’est la présence de sa gouvernante Zoé Closier) quasi aveugle, d’une congestion cérébrale, en 1917 à l’âge de 83 ans, sans enfant, acariâtre, ne supportant plus personne. Il repose au Cimetière Montmartre.
» Vivre seul, sans famille, c’est vraiment trop dur. Je ne me serais jamais douté que je dusse en souffrir autant. Et me voici, vieillissant, mal portant, presque sans argent. J’ai bien mal bâti ma vie en ce monde ! » E.D.
Manet décède en 1883, amputé de la jambe gauche quelques jours avant, ayant fait de sa veuve sa légataire universelle. Il est enterré au Cimetière de Passy. Son cercueil fut porté jusqu’à sa dernière demeure par Emile Zola, Alfred Stevens, Claude Monet Théodore Duret et Philippe Burty. Degas louera son ami lors de ses obsèques (Il était plus grand que nous le croyions) … Après quoi, il participera à de nombreuses manifestations organisées en l’honneur de Manet, mais surtout il réunira une belle collection de tableaux du peintre.
En effet, Degas possédait, dans ses collections, de très nombreuses œuvres de Manet ( 83 ) qu’il avait acquis sous forme de dons, d’échanges, soit durant des ventes aux enchères, ou dans des galeries, mais également auprès de Suzanne, la veuve du peintre. Le superbe tableau ci-dessous a été acheté en 1896 à Paul Durand-Ruel.
» Degas avait une grande amitié pour Manet. C’est ainsi qu’il racheta à sa veuve des études de Manet et les brûla pour qu’elles ne fassent aucun tort à sa mémoire. » (Ces lignes sont extraites d’un article qui était paru à la mort de Manet)
