Le décor Impressionniste-Aux sources des Nymphéas …

Panneaux décoratifs  » Les Quatre Saisons  » 1860 env. Paul CEZANNE (Petit Palais/Paris)

Le musée de l’Orangerie à Paris nous propose une exposition, en sept sections chronologiques, fort intéressante, qui aborde les liens des peintres impressionnistes avec la décoration. Elle s’intitule Le décor Impressionniste-Aux sources des Nymphéas et se tiendra jusqu’au 11 juillet 2022.

Je dirai que c’est une expo d’une grande richesse car on entre dans une page méconnue de l’histoire de ce mouvement. Elle nous permet d’admirer des tableaux rarement exposés comme ceux de Caillebotte qui, dans leur majorité, font partie de collections privées. Près de 80 œuvres (peintures, dessins, éventails, céramiques (vase, assiettes etc..) ou autres objets) qui, à l’origine, étaient destinées à être considérées, par les Impressionnistes, comme des décorations ou éléments décoratifs destinés au seul plaisir des sens.

Éventail  » Travailleurs dans les champs » 1883 env. Camille PISSARRO (Collection particulière)
Éventail  » Danseuses aux contrebasses  » Edgar DEGAS (Collection particulière)
Vase « Les eaux dormantes » 1889-1890 Émile GALLÉ (Musée d’Orsay/Paris)
Vaisselle/Assiette  » Fleurs et rubans  » Émile BRACQUEMOND (Musée des Arts Décoratifs / Paris)

Ces œuvres nous permettent de comprendre ce que le terme décoration voulait réellement dire pour eux qui ont été des peintres si créatifs, inventifs, capables de varier et enrichir sans cesse leur technique – Car mis à part les Nymphéas il n’est pas resté de véritables grands ensembles pouvant s’apparenter à des décorations, et si il y en a eu , eh bien malheureusement ils ont disparu totalement. Par contre, il en existe partiellement dirons-nous, parce que séparés, donc n’ayant plus rien à voir désormais avec un panneau décoratif. La liste est longue de ces tableaux qui, à l’origine, étaient destinés à des panneaux de décoration intérieure.

Ce que beaucoup ignorent, c’est que les Impressionnistes ont peint des décorations tout au long de leur carrière. Ils l’ont fait sur différents supports, avec pour thème : la nature, les paysages, les jardins, les fleurs et ce dans le but d’apporter un élément décoratif heureux et harmonieux dans un intérieur. Cet intérêt a commencé avec celui qu’ils ont éprouvé pour la décoration que l’on pouvait trouver au XVIIIe siècle, représentée par des peintres comme Antoine Watteau, François Boucher, Honoré Fragonard par exemple. A cette époque, exécuter une décoration ne s’opposait pas et ne se dissociait pas d’une peinture sur toile. Comme l’a dit un jour très justement Renoir être décorateur n’était alors pas une tare ! Berthe Morisot avait d’ailleurs peint une Bergère couchée d’après Boucher qu’elle accrochera dans son propre appartement.

 » Bergère couchée  » 1891 – Berthe MORISOT ( Musée Marmottan-Monet/Paris )

Manet obtiendra un vif succès en 1882 avec la présentation au Salon de sa toile Le Printemps. Le modèle fut une actrice connue Jeanne Demarsy. Le tableau devait faire partie d’un ensemble décoratifs de quatre, représentant les Quatre saisons. C’était une commande du critique d’art et collectionneur Antonin Proust. Manet, malade et vieillissant, ne pourra malheureusement en exécuter que deux. Le Printemps et L’Automne (sur celui-ci la femme représentée fut l’un de ses modèles : Mery Laurent. C’est elle qui achètera, un jour, la toile aux enchères et la lèguera au Musée de Nancy).

« Jeanne/Le Printemps » 1881 Édouard MANET (The J.Paul Getty Museum/Los Angeles)
 » Mery/Automne » 1881 – Édouard MANET (Musée des Beaux Arts de Nancy)

Dès 1850, à savoir donc bien avant qu’on ne leur attribue le nom d’Impressionnistes , certains d’entre eux peignaient déjà des œuvres dites décoratives . Le jeune Cézanne, de son côté, avait fait des peintures décoratives allégoriques, hommage à Ingres, dans la maison familiale d’Aix-en-Provence, et plus tard, il peindra un portrait de son père dans une alcôve. Renoir a débuté en peignant sur des porcelaines dans une manufacture. Pissarro travaillait sur des enseignes et des dessus-de-porte . Cassatt, Degas, Morisot, Caillebotte ou Pissarro ont peint des objets . C’était de la décoration aussi !

« Portrait de Louis-Auguste Cézanne « (son père) 1865 env. Paul CÉZANNE (National Gallery de Londres)


Au début de leur carrière beaucoup ont répondu à des commandes spéciales venues de particuliers assez riches qui leur demandaient des décorations pour embellir leurs demeures. Du coup, durant les expositions, les Impressionnistes accrochaient des toiles qui étaient en quelques sorte des échantillons pour d’éventuelles décorations, en vue de l’obtention d’autres commandes …. Malheureusement elles ne furent pas officielles.

« Panneaux décoratif pour porte de la salle à manger chez Paul Durand-Ruel » 1882 – Claude MONET (Collection particulière)
 » Les Quatre Saisons  » de Camille PISSARRO ( Un ensemble qui fut commandé au peintre par Achille Arosa, un banquier et collectionneur, ami de la famille en 1872) (Collection particulière)

Pour les deux danseuses ci-dessous : Ces deux tableaux, datant de 1909, faisaient partie d’un ensemble décoratif – C’est une commande de Maurice Gangnat, un riche industriel qui fut très intéressé par Renoir. Ils furent placés autour d’un miroir au-dessus d’une cheminée de l’appartement de ce monsieur. Ils appartiennent désormais aux collections de la National Gallery à Londres.


Ils auraient bien voulu recevoir des commandes venues de l’État pour des grands panneaux décoratifs destinés à des institutions publiques, mais cela ne se fera pas. Probablement, parce que ces peintres ne se sont pas assez mis en avant pour dire qu’ils étaient capables de le faire (même si certains ont essayé de se proposer comme tels) et ont préféré se cantonner à la réalisation de commandes privées comme l’ont fait certains (voir ci-dessus) … C’est un peu dommage. Les seules à avoir reçu une commande publique pour des grandes décorations furent Mary Cassatt et Marie Bracquemond, mais à l’étranger toutes les deux et il n’ y a rien qui confirme que ces panneaux furent installés en tant que grandes décorations.

Manet fut terriblement déçu que la décoration de l’Opéra soit confié à Paul Baudry. D’ailleurs, il ne va pas de gêner de critiquer ouvertement le résultat, affirmant haut et fort que la tâche aurait due être confiée à Edgar Degas. Par ailleurs, il a essayé d’obtenir la décoration de l’Hôtel de ville de Paris qui avait été détruit et il jouera de ses connaissances afin d’y arriver. Il avait de grands projets «  une série de compositions représentant le « ventre » de Paris ou les diverses corporations se mouvant dans ce milieu (les halles, le chemin de fer, les souterrains, les courses, les jardins) et pour les plafonds une galerie circulaire … » Mais son projet fut rejeté par le nouveau gouvernement des Républicains, ce qui amènera Manet à dire les Républicains sont réactionnaires quand ils parlent d’art. »‘


Quelle explication pourrait-on donner au fait que cet intérêt important porté à la décoration ait été mis de côté ? Certainement parce que ces œuvres n’ont pas été vues comme décoratives comme leur auteur le disait et du coup elles furent présentées comme des tableaux de chevalet. Exemples : Caillebotte avec son triptyque des bords de rivière (tableaux dispersés par la suite ) -ou Monet avec ses Dindons (tableau datant de 1876 et qui faisait partie d’un groupe de quatre panneaux muraux dans le salon de son mécène Ernest Hoschedé à Montgeron) ou son Déjeuner.

 » Les Dindons  » 1876 Claude MONET (Musée d’Orsay Paris)
« Panneau décoratif ou décoration non terminée : le Déjeuner » 1873 env. Claude MONET (Musée d’Orsay/Paris)


Pourtant , à leurs yeux , ce qu’ils présentaient, donnait un sens noble au terme décoration. Renoir ne disait-il pas que l’art était fait avant tout pour égayer les murs ! ou que ses Baigneuses étaient un essai de peinture décorative , et Degas renchérissait en affirmant ça a été le rêve de toute ma vie de peindre des murs .

Les motifs en provenance de la nature sont devenues, petit à petit, un art décoratif, harmonieux, contemplatif pour eux . Certains des tableaux impressionnistes sont reproduits dans des objets, des éventails, des assiettes en porcelaine , de la tapisserie etc… La nature arrive dans les intérieurs sous d’autres formes. Le thème des fleurs, des paysages lumineux, des promenades au bord de la mer etc… devient un décor vivant qui apporte du bonheur chez soi.

Parmi les peintres issus de ce mouvement, deux furent furent des jardiniers passionnés, de formidables horticulteurs, très doués : Claude Monet et Gustave Caillebotte. Une salle de l’expo est justement consacrée aux parterres de fleurs. Tous deux vont s’inspirer de leurs magnifiques jardins pour peindre des tableaux très décoratifs destiné à égayer leurs propres maisons. Caillebotte va donner à Monet l’envie d’avoir son propre jardin. Ils ont été de grands amis, unis par la peinture et le jardinage. Pour Caillebotte ce fut à Yerres dans la maison familiale puis à Gennevilliers. Pour Monet ce sera Giverny (après Argenteuil et Vétheuil).

Les panneaux décoratifs formant le triptyque de Gustave Caillebotte : à gauche  » la pêche à la ligne » 1878 (collection particulière // au centre  » Baigneurs  » 1878 (Collection particulière) // à droite  » Périssoires » 1878 (Collection particulière


Monet va découvrir le village de Giverny en 1883. Il va d’abord louer la maison, mais elle va tellement lui plaire qu’il emprunte de l’argent et se porte acquéreur. Durant des années, il va tout faire pour modifier, agrandir, embellir le jardin alentour, créera un étang, construira un pont japonais, des parterres de fleurs. Giverny deviendra une véritable œuvre d’art.

Tous deux ont souhaité que leurs tableaux , issus de leurs jardins, soient vivants, donnant envie aux autres de vouloir quasiment y entrer. Avoir l’un d’entre eux accroché à un mur à l’intérieur d’une maison , c’était aussi profiter des joies extérieures dans la nature ou un jardin. Une grande partie de leurs tableaux aura pour sujet les jardins de leurs propriétés (près de 600 pour Caillebotte) et du coup, ils vont s’engager vers un art décoratif, car la nature sera le motif décoratif préféré des Impressionnistes.

« Chrysanthèmes » 1897 Claude MONET (Collection particulière) Ce tableau illustre l’affiche de l’expo
« Panneau décoratif « Parterre de marguerites » 1893 env. Gustave CAILLEBOTTE (Musée des Impressionismes à Giverny)
« Fleurs du printemps » 1864 Claude MONET (The Cleveland Museum of Art / Cleveland)
 » Deux des quatre panneaux décoratifs pour porte « 1893 – Gustave Caillebotte (Collection particulière)

Le Japon s’ouvre à l’extérieur en 1853 et influencera énormément les Impressionnistes : les estampes, les objets peints sur de la céramique, sur les tissus, sur les paravents ou cloisons, sur des éventails. . L’engouement esthétique sera immense. Chaque maison aimera avoir sa petite touche d’exotisme. En conséquence, les peintres impressionnistes vont beaucoup puiser dans cet art issu du Pays du soleil levant. Ils ne puiseront pas uniquement les thèmes, mais découvriront aussi d’autres techniques, d’autres nouvelles pratiques.

Dans les années 1880 et 1890 il va y avoir des changements. Les Impressionnistes vont se mettre à explorer la peinture sur le ciment ,sur le plâtre, et la céramique(Renoir déposera même un brevet pour le premier). Leur vision de la décoration va s’orienter sur Les Séries (Monet par exemple). Le regard de la critique vis-à-vis de la décoration va un peu changer. Tout simplement parce la peinture est en perpétuelle évolution et que des nouveaux mouvements vont voir le jour ( post-impressionnisme, Nabis etc…) Pour ces derniers, la décoration était très importante, quasi vitale.

L’expo se termine, comme on pouvait s’y attendre, sur les Nymphéas. Cette œuvre a occupé, comme Monet l’affirmait lui-même, de façon obsessionnelle (« Ces paysages d’eau et de reflets sont devenus une obsession) . A L’origine c’était un projet destiné à une salle à manger et qui deviendra une œuvre destinée à englober le spectateur.

« Panneau mural Les Nymphéas » 1911/13 Claude MONET (Tapisserie de laine / Mobilier national/Paris)

Dès qu’il a obtenu toutes les autorisations, à savoir le détournement du Ru, un bras de l’Epte, Monet s’est empressé de faire agrandir son étang (déjà existant). Il y avait déjà des nénuphars, mais le peintre va vouloir les remplacer par des hybrides en différentes couleurs. Il va préférer leur donner le nom scientifique : nymphéas. Son inspiration pour l’ensemble, viendra de son intérêt à la fois pour les estampes japonaises et pour l’Orient. Il a voulu donner à cet étang une connotation à la fois artistique, sereine, méditative. Un pont viendra s’ajouter dès 1898.

Inspiré par le lieu, il va peindre des tableaux qui seront, au départ, présentés dans la galerie de Durand-Ruel. Le motif est unique, mais les variations nombreuses. C’est une œuvre vue comme absolument décorative, à savoir que Monet l’a vue, dès le départ, comme une grande décoration. Il la définit ainsi aux personnes à qui il en parle. Le motif des Nymphéas ne le quittera pas jusqu’à son décès (1926).

Toutefois, les Nymphéas ne seront pas une décoration comme il voyait ses tableaux auparavant. Sa peinture s’étale sur des grands panneaux de toile. Pour le coup, on est amené à penser qu’il voit cela comme une espèce de tapisserie d’art, une impression qui se confirme par le fait qu’il ait conçu des projets de la sorte entre 1911 et 1913 pour la Manufacture des Gobelins. Il communique véritablement et de façon contemplative, avec cette nature qu’il a tant aimé et dans laquelle il nous fait entrer. De plus, Les nymphéas c’est le résumé, l’aboutissement, de toute sa carrière non seulement dans le mouvement des Impressionnistes, mais aussi son regard tourné vers l’avenir pictural.

Il en viendra à bout vingt-cinq ans après. Un travail acharné pour un véritable chef-d’œuvre ! Ces panneaux décoratifs, monumentaux, seront offerts par le peintre à la l’État français en 1918. Ils vont être placés au Musée de l’Orangerie en 1927 (il était mort un an avant). André Masson dira un jour que cet ensemble unique est la Sixtine de l’Impressionnisme . Il y en a huit au total en différentes largeurs. La lumière, en ce lieu, est sublime. Elle joue un très grand rôle sur les panneaux . Elle change et avec elle change notre perception des panneaux.