La sincère …

 » Veux-tu l’acheter ?
Mon coeur est à vendre.
Veux-tu l’acheter,
Sans nous disputer ?

Dieu l’a fait d’aimant ;
Tu le feras tendre ;
Dieu l’a fait d’aimant
Pour un seul amant !

Moi, j’en fais le prix ;
Veux-tu le connaître ?
Moi, j’en fais le prix ;
N’en sois pas surpris.

As-tu tout le tien ?
Donne ! et sois mon maître.
As-tu tout le tien,
Pour payer le mien ?

S’il n’est plus à toi,
Je n’ai qu’une envie ;
S’il n’est plus à toi,
Tout est dit pour moi.

Le mien glissera,
Fermé dans la vie ;
Le mien glissera,
Et Dieu seul l’aura !

Car, pour nos amours,
La vie est rapide ;
Car, pour nos amours,
Elle a peu de jours.

L’âme doit courir
Comme une eau limpide ;
L’âme doit courir,
Aimer ! et mourir.  » Marceline DESBORDES-VALMORE (Poétesse française / Extrait de son recueil Les pleurs/1803)

Masques de Venise …

Le Carnaval de Venise a commencé le 12.2. et il se terminera le Ier.3.2022.

CARNAVAL DE VENISE 3

 » Les origines du masque, mélange de vérité et de mensonge, de sincérité et d’illusion, se perdent dans la nuit des temps. Au départ, ses qualités sont exclusivement rituelles et il maintient tout au long de son histoire le concept de transgression qui est à la base de toute forme de déguisement. Roi du carnaval qui ne connaît aucune distinction entre acteurs et spectateurs, le masque permet d’échapper temporairement à la vie quotidienne, donnant libre court aux instincts les plus refoulés. Dans le même temps, il fait ressortir des aspects de l’homme que la vie sociale occulte normalement, révélant parfois quelques vérités cachés. Ce n’est pas un hasard si le dandy raffiné qu’était Oscar Wilde, coqueluche des salons mondains anglais, aimait à souligner dans un autre de ses aphorismes que  » l’homme est un peu lui-même lorsqu’il parle à la première personne. Donnez-lui un masque et il dira la vérité. »

A côté du masque, le déguisement, élément obligatoire de la fête populaire, célèbre sous cette forme de renouvellement des habits, comme l’observe justement Bakhtine, le besoin populaire de renouveler sa propre image sociale : «  Par opposition à la fête officielle, le carnaval était le triomphe d’une sorte de libération temporaire de la vérité dominante et du régime existant, l’abolition provisoire de tout les rapports hiérarchiques, des privilèges, des règles et des tabous. » L’illusion qui se crée alors, celle d’une élimination possible de toute distance sociale, irréalisable en temps normal, instaure un rapport plus libre et plus familier dans lequel toute licence de langage ou de comportement fait partie de l’allégresse générale et de la transgression collection.

Carnaval scène de carnaval giandomenico Tiepolo
 » Carnaval ou le menuet  » – Giandomenico TIEPOLO
CARNAVAL Vittorio Emanuele Bressanin
 » Carnaval  »  – Vittorio Emanuele BRESSANIN

Plus que toute autre cité, Venise connut la célébrité en raison de ses carnavals, des déguisements les plus extravagants, des aventures amoureuses plus ou moins licites, des intrigues plus ou moins honnêtes liées à la mascarade. La littérature sur le sujet est abondante. Le contact presque physique qui se fait quotidiennement entre les habitants dans les rues et les ruelles, dans les cours et les petites places, la dimension de proximité qui interdit pratiquement toute vie privée, tout cela est peut-être à l’origine d’un besoin ancestral et fondamental de retour à l’anonymat dont le masque est évidemment le complice idéal.

Le carnaval est chez lui à Venise et plus encore le masque, que le calendrier officiel avait bien du mal à limiter dans le temps, jusqu’à offrir l’impression aux voyageurs du XVIIIe siècle, abasourdis, d’un carnaval sans fin. Au milieu des pires tensions et des plus grands dangers, quand la peste elle-même  moissonne à foison les victimes, la machine carnavalesque ne s’arrête pas . Quand le déclin de la très glorieuse Sérénissime paraît désormais inévitable, le carnaval continue d’éclater dans une véritable explosion de joie collective qui semble vouloir exorciser le mal. Le masque récupère alors sa fonction originelle de talisman, celle qu’il a quand le sorcier s’en revêt pour tenir éloignés les effets du mauvais sort.

MASQUES DE VENISE

Andrea Zanzotto, dans une remarque très fine, affirme que le carnaval vénitien compose presque «  l’image d’une prévarication bénigne de l’utopie sur la réalité « , une réalité malade, celle de la cité du Settecento qui   »se laisse mourir au milieu des chants et des débauches   » plutôt que de se renouveler. C’est une ville qui règle ses comptes avec l’Histoire. Ses gouvernants  » savaient qu’ils auraient dû se renouveler, mais pressentaient qu’aucun renouvellement historique ne saurait les sauver : la quête d’un renouveau extra-historique se manifeste dans l’extension du carnaval à l’année pratiquement entière, véritable masque de la projection utopique au-delà de tout renouveau à caractère historique. »

MASQUE DE VENISE

L’usage de se masquer est fort ancien et très commun à Venise, il était aussi régi par des lois qui, malgré l’apparente rigueur de la lettre, laissaient beaucoup de place à la liberté et à l’initiative. Le fait même que cette coutume ait été tolérée pendant une grande partie de l’année, est la démonstration évidente que le masque était devenu une sorte d’habit d’usage courant, qui répondant pleinement aux exigences de tout Vénitien, mais aussi de quelques étrangers naturalisés.

Les masques étaient autorisés depuis le jour de la Saint-Etienne( 26 décembre), date officielle du début du carnaval vénitien, jusqu’à la minuit du Mardi-Gras. Ils étaient interdits, même en période de Carnaval, durant les fêtes religieuses solennelles, pour la fête de la Circoncision et de la Purification de la Vierge. Même les jours de fête, il n’était pas permis de sortir masqué avant la tombée de la nuit. C’était ensuite la quinzaine de l’ascension, avec la fête vénitienne par excellence de la Sensa, qui offrait l’occasion de sortir les masques de leurs boîtes avec des dérogations de plus en plus longues qui finirent par en étendre l’usage jusqu’au 10 juin. On les reprenait ensuite à partir du 5 octobre jusqu’au 16 décembre, date à laquelle commençait la neuvaine de Noël. Tel était le calendrier officiel, mais il fallait y ajouter toutes les fêtes extraordinaires de la Sérénissime. On assistait en manteau et domino aux fêtes du couronnement des doges et à celles que l’on organisait pour les visites des personnages illustres.

Le masque créait l’illusion de mettre tout le monde sur le même plan : riches et pauvres, tricheurs et joueurs décavés, tenanciers de tripot et pigeons naïfs. L’incognito était préservé sur les transferts de propriété qui avaient lieu tous les jours aux tables de jeu. Mais les masques autorisaient aussi les ingérences illicites dans la vie privée et les fidèles espions de l’Inquisition , à l’abri derrière leur masque de carton, pouvaient ainsi écouter tout et tout rapporter, même parfois ce qu’ils n’arrivaient pas à comprendre à cause de leur stupidité ou d’une langue étrangère qu’ils bredouillaient à grand peine ou pas du tout.

Quant aux lois : le document le plus ancien est daté de 1268 et interdisait aux hommes masqués de jouer au jeu des œufs. Dès le début du XIIIe siècle, on commence à voir se multiplier des lois toujours refaites, dont le volume s’épaissit au cours des siècles, surtout durant les XVIIe et XVIIIe siècles, jusqu’à la fin de la République. Cette frénésie législative témoigne à l’évidence de la décadence morale et spirituelle d’une société sans retenue qui court à sa perte dans un tourbillon de plaisirs effrénés. Après la chute de la République, le temps de la première domination autrichienne fut assez rigoureux et ne permit l’usage des masques qu’à l’occasion des fêtes privées et réservées à la seule élite, comme la fête de la Cavalchina de la Fenice. Le gouvernement italien se montra un peu plus ouvert, mais les vénitiens étaient cette fois devenus plus méfiants. Venise elle-même n’était plus qu’un petit canton du royaume italien et avait commencé sa période d’assujettissement. Durant la seconde période de domination autrichienne, on redonna la permission de se masquer, seulement durant le carnaval, mais Venise n’était alors plus rien d’autre que le décor délabré d’un spectacle à jamais révolu.  » Danilo REATO (Écrivain italien)

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P.S. : Dans le texte il est indiqué le nom Bakhtine : il s’agit de l’écrivain et critique littéraire Mikhaïl Bakhtine. Quant à Andrea Zanzotto, il est l’un des plus importants poètes italiens.