
» Depuis sa jeunesse, Rodin est fasciné par Victor Hugo qui incarne, à ses yeux, le génie artistique par son oeuvre, sa pensées, et ses engagements. Grâce au journaliste Edmond Bazire, il a obtenu de pouvoir faire son portrait, mais une brouille entre Hugo et Rodin empêche ce dernier d’achever le buste dont il présente néanmoins une version en bronze au Salon de 1884. En dépit de son inachèvement, l’œuvre est vivement admirée. En 1889, Rodin a l’occasion de se consacrer à nouveau à la figure d’Hugo ; il reçoit de Gustave Larroumet, directeur des Beaux Arts, la commande pour le Panthéon d’un monument dédié à l’écrivain. Dès sa première maquette, le sculpteur envisage de représenter Hugo assis sur les rochers de l’île de Guernesey, entouré de trois muses inspiratrices. La commission du Panthéon refuse toutefois unanimement ce projet qu’elle trouve confus et peu adapté à l’échelle de l’immense nef de l’ancienne église Sainte Geneviève. Larroumet demande à Rodin de concevoir un nouveau projet pour le Panthéon mais maintient, en même temps, la commande de la première oeuvre qu’il destine au jardin du Palais-Royal.
Trois nouvelles maquettes vont permettre à Rodin de mûrir son œuvre. Dans l’ultime projet, Hugo est représenté à peine voilé d’un drapé qui ne cache pas son corps âgé, afin de magnifier la sagesse du vieux penseur. Se tenant la tête d’une main, il est attentif aux muses qui l’entourent. Son autre bras se lève pour maîtriser les flots de l’océan, dans un geste d’autorité qui évoque la puissance de son esprit. Les premières esquisses montrent trois muses : celle des Orientales, celle des Châtiments, et celle de l’Idéal. Pourtant, dans la dernière maquette en plâtre, Rodin n’en conserve que deux. Derrière Hugo, il place la Voie intérieure, titre qui fait référence à un recueil de poèmes de l’écrivain. Elle est issue d’une figure de damnée dans la Porte de l’Enfer, agrandie et modifiée afin d’être intégrée au groupe. Cette figure du repli sur soi est considérée par Rodin comme une oeuvre majeure où » l’étude de la nature est complète ». Au-dessus de l’écrivain, la Muse tragique étend ses bras dans une attitude antagoniste à celle de la Voie intérieure. Dérivée de la muse des Châtiments, elle galvanise le pourfendeur du Second Empire. Cependant, l’intégration de ces deux figures au monument ne satisfera jamais Rodin.
Lorsqu’il présente le modèle en plâtre en 1892, la Muse tragique est simplement présentée à ses côtés et, alors qu’en 1906 s’achève la taille du marbre, Rodin abandonne définitivement les muses, considérant que la figure du poète seule suffit à sa gloire. Il rejette ainsi toute dimension narrative ou allégorique pour se concentrer sur la stature du personnage comme il l’avait fait avec son Balzac. Rodin livre ainsi une double image de Victor Hugo, à la fois icône républicaine s’interrogeant sur le destin de la France, et, poète méditant sur sa création. Ce dernier sujet est récurrent dans l’œuvre de Rodin, comme l’a mis en évidence une photo d’Edward Steichen associant le sculpteur à deux de ses oeuvres : le Penseur et l’hommage à Hugo.
Le monument est inauguré en 1909 dans le jardin du Palais-Royal, placé sur un socle étonnant fait d’une construction de blocs de pierre en déséquilibre. L’oeuvre se trouve aujourd’hui au musée Rodin, mais une version en Bronze a été installée place Victor Hugo à Paris en 1964. » Joseph WASSILI ( Historien de l’art, spécialiste de la sculpture du XIXe siècle)
