
» Ce matin, je rangeais les toiles de Maman que n’avons pas la place d’accrocher et que l’on change de chambre au sixième,. Dans quels transports d’admiration la vue de ces colorations délicieuses, ces dessins si beaux, m’a laissée ! C’est bien là l’œuvre de Maman, d’une femme comme on n’en rencontre pas, dont le charme émanait tout autour d’elle, en sa peinture, en ses paroles, en ses attitudes, en son physique, en la tendresse… » Julie MANET (Peintre et collectionneuse française – Extrait de son Journal-Mémoires)

C’est la première fois qu’une exposition lui est consacrée au Musée Marmottan-Monet. Elle s’intitule : » Julie MANET : la mémoire impressionniste » jusqu’au 20 mars 2022 – Ce musée elle l’a connu puisqu’elle était présente à son inauguration en 1934. Différentes œuvres de sa mère et de son oncle sont exposées, ainsi que divers autres tableaux ayant fait partie des collections réunies avec son époux.
Présentée en différentes sections abordant d’une part son enfance, son adolescence, son cercle familial, son mari, ses amis, sa vie, les legs et les dons effectués à divers musées français, ainsi que le travail qui fut le sien pour valoriser l’image et l’œuvre de sa mère. .. Elle est d’autant plus intéressante qu’il n’y en a jamais eu avant et pourtant le personnage fut célèbre ! Julie fut une jeune femme de son temps qui a baigné très tôt dans le milieu artistique et intellectuel de la Belle Époque, morte assez âgée à 88 ans , ce qui, du coup, a rendu sa vie très riche en évènements . Elle a tenu, pourtant, à rester attachée à un style assez conventionnel, traditionnel, même si elle traversera un monde qui évoluera assez vite autour d’elle.
L’expo nous permet donc de mieux connaître la fille unique de Berthe Morisot et Eugène Manet (peintre comme son épouse et son célèbre frère Édouard). Une grande collectionneuse avec son mari Ernest Rouard, une mécène qui a baigné dans le mouvement impressionniste, qui fut la protégée de Edgar Degas et de Auguste Renoir, la pupille de Stéphane Mallarmé à la mort de ses parents, la cousine par alliance de Paul Valéry et qui eut pour administrateur de sa fortune le financier, promoteur du musée Grevin et de la Tour Eiffel, Gabriel Thomas, cousin de sa mère, un grand amateur d’art. Elle a été aimée, adorée, couvée par tous.
Dès son plus jeune âge, elle a mené une vie culturelle assez dense et intéressante, fréquentant l’opéra, les galeries, le théâtre, assistant à de nombreux concerts (elle-même jouait du piano, du violon, de la flûte et de la mandoline) et ballets, se rendant souvent rendue au Louvre en compagnie de Renoir. En fréquentant tous ces artistes, elle a pu partager l’intimité de leur atelier, leurs secrets picturaux, et les idées politiques de chacun qu’il soit nationaliste, libertaire, républicain.


Tous les témoignages disent qu’elle fut une femme curieuse de tout, aimant beaucoup la lecture, discrète, souriante, assez pétillante, tournée vers les autres, toujours prête à leur rendre service. Très religieuse aussi.
Bon sang ne saurait mentir, elle a aimé dessiner puis peindre. Elle l’a fait seule, avec sa mère, sous les conseils de ceux qui avaient plus d’expérience qu’elle, notamment Renoir et Degas . Elle l’a dit elle-même dans son journal : elle aurait voulu avoir un vrai talent. Elle a beaucoup aimé l’art de la peinture ça c’est indéniable, sans pour autant recherché la gloire. Plus que de devenir une artiste de plus dans la famille Manet, elle va surtout s’imposer comme étant celle qui veillerait sur l’œuvre de sa mère. Ce qui ne l’empêchera pas de se remettre à peindre de temps en temps y compris lorsqu’elle était mariée et qu’elle a élevé ses trois enfants. Prendre un pinceau ou un fusain a toujours été un plaisir.


Julie est née à Paris en 1878. Comme je l’ai indiqué ci-dessus, elle est la fille unique de Berthe Morisot et Eugène Manet. C’est une petite fille délicieuse qui deviendra une charmante adolescente. Bibi, comme la surnomme avec tendresse et amour sa maman, grandira avec des parents heureux en ménage, qui l’élèveront dans un milieu plutôt confortable.


Son célèbre oncle, Edouard Manet, va très souvent faire des portraits d’elle avant qu’il ne décède lorsqu’elle avait 5 ans. Mais celle qui va établir un record en la portraitisant, c’est sa maman, Berthe Morisot puisqu’elle en réalisera environ 70 ! . Ses parents vont lui donner une éducation qui ressemble beaucoup à celle prodiguée aux enfants dans les milieux bourgeois : cours à domicile ou en cours privés, leçons de piano, de flûte, de violon et de mandoline. Par ailleurs, Berthe tient salon tous les jeudis( une habitude que reprendra Julie lorsqu’elle sera mariée) , ce qui permet à sa fille de rencontrer énormément d’artistes venus de milieux divers : littéraires, picturaux, musicaux etc…



Son bonheur va très vite être obscurci par de nombreux décès : son oncle Edouard en 1883 (faisant d’elle la dernière des Manet et seule héritière de sa grand-mère Eugénie Manet compte tenu du fait que cette dernière ne voudra jamais reconnaitre comme étant son petit-fils, l’enfant qu’Édouard avait eu avec Suzanne Leenhoff) , son père en 1892, puis sa mère en 1895, une perte qui va la plonger dans une immense tristesse, pour ne pas dire un profond désespoir. La voila orpheline, à l’âge de 16 ans.
» Ma petite Julie, je t’aime mourante, je t’aimerai encore morte ; je t’en prie, ne pleure pas ; cette séparation était inévitable ; j’aurais voulu aller jusqu’à ton mariage…
Travaille et sois bonne comme tu l’as toujours été ; tu ne m’as pas causé un chagrin dans ta petite vie. Tu as la beauté, la fortune, fais-en bon usage. Je crois que le mieux serait de vivre avec tes cousines rue de Villejust, mais je ne t’impose rien. Tu donneras un souvenir de moi à ta tante Edma et à tes cousines ; à ton cousin Gabriel, les Bateaux en réparation, de Monet. Tu diras à M. Degas que s’il fonde un musée, il choisisse un Manet. Un souvenir à Monet, à Renoir, et un dessin de moi à Bartholomé. Tu donneras aux deux concierges. Ne pleure pas; je t’aime encore plus que je t’embrasse. Jeannie, je te recommande Julie » Berthe MORISOT avant sa mort



L’éventualité de devoir la laisser seule un jour est quelque chose à laquelle Berthe Morisot avait longuement pensé. Donc elle avait tout prévu pour le cas où …. D’abord elle avait demandé à son ami Stéphane Mallarmé de devenir le tuteur de sa fille, et à ses plus proches amis à savoir Monet, Degas et Renoir de bien veiller sur elle lorsqu’elle ne pourrait plus le faire. Elle émettra le souhait que Julie vive avec les filles de sa défunte sœur, à savoir Jeannie et Paule Gobillard, car elle savait que Julie était très proche d’elles, qu’elles s’aimaient beaucoup et s’entendaient à merveille. Elles s’installeront ensemble au quatrième étage d’un immeuble familial rue de Villejuif à Paris.


Julie a rencontré l’homme de sa vie au Louvre, très précisément dans la Salle des primitifs italiens. Il s’agit de Ernest Rouart, fils du peintre impressionniste Henri Rouart . De base, le jeune homme devait faire Polytechnique. Mais il va préférer se tourner vers la peinture et deviendra d’ailleurs un élève de Degas. Julie va trouver en lui, l’homme qu’elle décrivait à savoir : » je fais ce doux rêve de me donner à un être qui partagerait mes goûts, avec lequel je travaillerais cet art de la peinture, qui vénérerait l’œuvre de ma mère et auquel je décrirais tous les charmes de cette mère unique« – Elle sera vivement encouragée dans ce mariage par Edgar Degas.
Ils se marient en 1900, en même temps que sa cousine Jeannie Gobillard qui elle, s’unissait à Paul Valéry. Elle sera conduite à l’autel par Gabriel Thomas.


Ils auront trois enfants Julien, Clément et Denis. Mis à part l’amour qu’ils se portent l’un et l’autre, ils vont partager aussi celui de l’art, de la religion. Tout comme son époux elle va être membre de la communauté du Tiers-Ordre dominicain et sera très active au sein de cette communauté dans laquelle elle portait le nom de Sœur Rose de Lima – Selon son souhait, elle sera enterrée en habit de moine
Ensemble ils vont être de grands collectionneurs, Monet, Degas, Delacroix, Fragonard, Denis, et autres … mais restent surtout très attachés à rassembler des tableaux ayant appartenus à leurs parents que ce soit Berthe Morisot ou Henri Rouart ; tout comme, ils s’évertueront à être présents, autant que possible, à des expos qui les concernait, à se battre pour faire entrer leurs toiles dans certains musées, ou à étudier toute publication faite à leur sujet. Leur collection fut incroyablement belle. Elle est le fruit d’un accord parfait entre les deux époux que ce soit culturellement, artistiquement, ainsi que d’un touchant et fidèle travail de mémoire que ce soit elle vis-à-vis de sa mère ou lui de son père.





De leur vivant, ils offriront des tableaux à certains musées (Petit Palais, musée de Pau, au Louvre, à l’État)mais il est des œuvres dont Julie n’a pas voulu se séparer tant qu’elle était en vie. Ce seront ses enfants qui vont le faire. En effet, le fils de Julie, Denis a fait un legs magnifique au Musée Marmottant Monet . Celui-ci sera enrichi quelques années plus tard par une autre donation, celle de Julien (autre fils) . Il faut dire que Julie et son époux étaient très amis avec Hector Lefuel, premier conservateur du musée, ceci explique, en conséquence, le choix du legs.
Ernest meurt en 1942. Pour lui rendre hommage elle organisera une exposition des tableaux de son époux. Malheureusement, bien peu de personnes vont s’y intéresser, sauf le conservateur du musée d’Albi, Charles Bellet, à qui elle offrira un tableau pour le remercier. Elle décède à son tour en 1966. Tous deux sont inhumés au cimetière de Passy.
Le romancier, essayiste, chroniqueur et académicien français Jean-Marie Rouart, né en 1943, est le petit-neveu de Julie Manet. Il a baigné toute sa vie dans le monde de l’art et de la peinture. Tout comme elle qui a couché sur papier ses Mémoires, sous forme de journal, de 1893/95 jusqu’à son mariage en 1900, il a rédigé un livre de souvenirs paru en 2000 à savoir Une jeunesse à l’ombre de la lumière.
