La collection MOROZOV – Icônes de l’art moderne …

 » Les collections et les collectionneurs sont rares en Russie. Ces dernière années, sous l’influence de l’activité artistique de Paval Mikhailovitch Trétiakov, ont commencé à se manifester, dans la classe sociale moscovite, éclairée d’authentiques amateurs d’art et, en plus, si étrange que cela puisse paraître au premier abord, des amateurs de l’art ultra contemporain le plus avant-gardiste (pérédovoyé). Mikhail Abramovitch Morozov, qui vient de mourir, était un tel amateur. Sa collection, constituée en quelques cinq années, était complétée chaque année par des œuvres d’art amenées de l’étranger et achetées en Russie. Mikhail Abramovitch est mort jeune. Il n’avait que trente-cinq ans. On peut imaginer quelle galerie serait devenue sa collection si la mort n’avait pas interrompue ces débuts prometteurs. » Serge DIAGHILEV – Propos tenus dans un article paru dans la revue Le Monde de l’art / 1903

«  Jusqu’à la guerre, chaque année, ce moscovite, quittant ses filatures de coton et ses 15.000 ouvriers, venait à Paris. Y avait-il sur ce marché une œuvre rare de tel peintre classé ? Une doctrine fraîche était-elle venue prendre suite au répertoire si chargé déjà des vieilles illusions ? Peut-être était-il éclos un artiste. A peine sorti du train, il s’installait dans les fauteuils des boutiques d’art, lesquels sont bas et profonds afin que l’amateur renonce à se relever pendant que passent devant lui des toiles dont la succession s’enchaine comme les épisodes d’un filon. Après des jours de ce régime, il repartait à Moscou, n’ayant vu que des tableaux. Il en emportait quelques-uns, des pièces de choix. En 1913, sa collection avait un renom universel  » Felix FÉNÉON parlant de Yvan MOROZOV

En 2016, la Fondation Vuitton nous avait donné la possibilité d’admirer la superbe collection de Sergei Chtchoukine. Elle récidive cette année avec celle , tout aussi incroyablement belle, des frères Morozov, Ivan et Mikhail. On peut penser que ces deux riches familles d’industriels russes aient pu, un jour, être rivales en matière d’art, mais en fait elles se sont surtout réciproquement stimulées, voire même conseillées pour certains achats – Quand les Chtchoukine faisaient l’acquisition d’une partie d’une série, par exemple, ils en informaient les Morozov et ces derniers achètaient l’autre partie, avec l’espoir de les voir réunies dans une expo un jour. Toutes deux ont eu en commun cette soif d’acheter, ce désir de traiter en direct avec les peintres.

 »Portrait de Yvan Abramovitch Morozov » 1903 Konstantine KOROVINE (Galerie Trétiakov à Moscou)
« Portrait de Mikhail Abramovitch Morozov  » 1902 Valentin SÉROV (Galerie Trétiakov à Moscou)

L’exposition s’intitule LA COLLECTION MOROZOV – Icônes de l’art moderne ( jusqu’au 22.2.2022) – Une exposition sublime comportant environ 170 pièces, qui a nécessité beaucoup de recherches, de vérifications, de classements etc… quasiment trois ans de travail. Tout simplement parce que la collection de ces deux frères a été dispersée . Il a donc fallu , comme je l’ai dit, rechercher, comparer, inventorier, être sûr. En 1918 on comptabilisait, pour Mikhail (mort cinq ans auparavant) environ 320 peintures (art russe et occidental) et sculptures, et pour celle de Yvan (qui a vécu plus longtemps) 430 œuvres d’art russe et 240 d’art occidental.

Si ils ont porté un grand intérêt à la peinture française, ils ont beaucoup acheté aussi des tableaux de peintres russes réalistes, avantgardistes, des artistes qui avaient un avenir très prometteur dans leur pays.

« Nuit blanche -Osgarstrand(Filles sur le pont) » 1903 Edvard MUNCH (Musée Pouchkine à Moscou)
 » En barque  » Konstantine KOROVINE (Galerie Trétiakov à Moscou)

En art, ils ont aimé s’amuser, provoquer, choquer, se surpasser, et de retour à Moscou couvrir les murs de leurs hôtels particuliers de tous leurs tableaux, puis organiser des fêtes somptueuses où tous les invités pouvaient voir ces œuvres. Probablement que certaines devaient les étonner . Qu’importe !

La Fondation Vuitton en a retenu et sélectionné un grand nombre détenu par ceux qui ont collaboré à cette exposition à savoir le Musée Pouchkine, la Galerie Trétiakov, mais provenant aussi d’autres institutions muséales et des collections particulières. Le tout est présenté sur un parcours chronologique et monographique. C’est un évènement qualifié d’exceptionnel ( et il l’est ! ) parce que ce sont des pièces qui n’ont jamais quitté leur pays et qui sont réunies pour la première fois dans une seule exposition.

Un peu d’histoire pour mieux comprendre : le XIXe siècle voit une période culturelle importante en Russie, appelée L’âge d’argent (1890/1930). A l’époque on assiste à une grande rivalité entre Saint-Pétersbourg et Moscou : la première est assez ouverte sur ce qui vient de l’étranger. Le sevrage a été aboli, ce qui a affaibli, économiquement parlant, les aristocrates. Moscou, de son côté, est assez florissante d’un point de vue économique parce que des nouvelles familles riches font leur apparition. Ce sont des industriels qui ont vraiment de très grosses fortunes.

Incontestablement, cette situation économique oppose les deux villes et artistiquement parlant ce n’est pas mieux. . L’art bouillonnait, se révoltait. Les tableaux des réalistes russes Les Ambulants célèbrent la grandeur et les maux de leur peuple. Non seulement ils seront soutenus par Pavel Trétiakov (un grand collectionneur d’art russe et mécène) , mais ce dernier ouvrira un musée , avec, au départ, des portraits de personnalités très connues dans le monde culturel russe. Ce qui n’était pas pour plaire à Saint-Pétersbourg, voire même à son tsar qui, quelques années auparavant, avait eu lui aussi l’envie de créer un musée d’art russe dans sa ville.

Un jour La société des Ambulants ne sera plus tellement appréciée. On contestera sa suprématie. Surtout à Saint-Pétersbourg. Une nouvelle génération d’artistes apparaît sur le devant de la scène : ce sont ceux qui sont associés à Serge Diaghilev, comme Alexandre Benois, Léon Bakst, Natalia Gontcharova, Mikhail Larionov, Konstantine Somov et autres au fil du temps . Une nouvelle école russe libératrice voit le jour avec eux avec comme devise l’art pour l’art ! Diaghilev regroupe la musique, la peinture, la danse. Dans le domaine de l’organisation, il excelle, et avec lui une exposition par an, et une revue d’art.

Voyons maintenant la famille Morozov : il y a d’abord, à l’origine de la fortune l’arrière grand-père : Savva, le fondateur des textiles de Bogorodosk, Tver, et Moscou, un ancien serf qui gardait les troupeaux d’un comte. La dot de sa femme lui permettra d’acheter sa liberté et il se lancera dans le commerce des rubans, ouvrira des usines et fera fortune. Il aura quatre fils : Ielisseï, Zakhar et Abram. Ce dernier épouse Varvara Khloudova qui lui donnera trois fils : Mikhail en 1870, Ivan en 1871 et Arseni en 1873 (lui ne s’intéressera ni à l’art, ni aux affaires familiales, uniquement à la chasse. Il va mourir d’une septicémie à l’âge de 35 ans après s’être tiré une balle dans le pied.)

Par contre, ils apprécieront tous trois les belles demeures, des hôtels particuliers architecturalement très russes, sauf celui de Arséni qui présentait des styles très éclectiques allant de l’hispano-mauresque, à l’espagnol, voire même au gothique . Celui de Mikhail est devenu le musée Trétiakov.

« Portrait de Savva » 1897 – Mikhail VROUBEL (Galerie Trétiakov à Moscou)
De gauche à droite : extrême gauche Abram Abramovitch Morozov
« Portrait de Varvara » 1884 – Konstantine MAKOVSKI (Galerie Trétiakov à Moscou)

Lorsque Abram décède en 1882 de la syphilis, son épouse, Varvara , mécène, une femme de caractère, une main de fer dans un gant de velours, capable d’autorité, de fermeté, de rigueur, et à côté de cela dotée d’une grande générosité, finançant de très nombreuses œuvres caritatives et l’ouverture de structures dans le domaine médical, prend la direction de la manufacture de son mari. Elle tient un Salon réputé à Moscou et reçoit très souvent Tolstoï et Tchekhov, mais aussi le poète Alexandre Blok, ou le critique et dramaturge Valeri Brioussov.

Elle entretient, depuis pas mal de temps, une liaison avec le rédacteur d’un magazine russe : Vassili Sobolevski qui deviendra son compagnon. Ils auront deux enfants : un fils, Gleb en 1886 et une fille, Natalia en 1887. Etant donné qu’elle n’a jamais divorcé d’Abram avant sa mort, elle est donc toujours son épouse. Du coup, les enfants qu’elle a eus avec Vassili, portent, eux aussi le nom de Morozov. Pas stupide, elle ne se mariera jamais car sinon elle aurait perdu son héritage.

Varvara c’est un esprit très ouvert qui va initier ses fils à l’art , à la littérature, à la langue française. Elle va incontestablement leur transmettre le sens des affaires.

Les deux frères, des visionnaires, sont des hommes avec une tendance à l’embonpoint, très élégants, mais ils ont un caractère très différents l’un de l’autre. Mikhail est l’ainé. Il était réputé comme un bon vivant, un brin tapageur, jovial, noceur, buveur, excessif, jouisseur, aimant les femmes et un tantinet extravagant, très dépensier surtout. C’était un passionné par l’art bien sur, mais le théâtre, la musique( il fut trésorier du Conservatoire à Moscou) , et le ballet aussi ( il avait sa loge au Bolchoï) . Incroyablement doué pour toute ce qui concerne la connaissance de l’art, il rédigeait même des comptes-rendus d’exposition. Malheureusement, il est mort très jeune à l’âge de 33 ans. Il s’est marié en 1891, avec Margarita Kirillovna Mamontova, la fille de riches industriels, et nièce (par alliance) de Pavel Trétiakov, avec laquelle il va mener grand train.

Margarita (à gauche au dessus de l’un de ses fils) et ses trois enfants devant le portrait de son époux Mikhail
« Portrait de Margarita Kirillovna Morozov » 1910 – Valentin SÉROV (Musée National d’art -Dnipropétrovsk)

Après la mort de Mikhail, elle refera sa vie avec le prince Evgueni Troubetskoi , organisera des soirées politiques dans son bel hôtel particulier, deviendra une grande mécène du monde musical et se liera d’amitié avec le compositeur Alexander Scriabine. Bien des années plus tard, elle rédigera ses Memoires lesquelles ont permis d’en savoir un peu plus sur la célèbre famille des Morozov. Elle fera don de quasiment la majorité des œuvres de son mari à la Galerie Tretiakov.

Mikhail a fait des études au lycée, puis à l’université. Yvan fera de même. Aucun de leurs aïeuls n’a pu bénéficier de l’éducation que ces deux hommes ont eu et aucun n’a eu la fibre artistique comme eux. Leur passion était telle qu’ils ont pris des cours avec des personnes éminentes à savoir : Konstantin Korovine, peintre et décorateur, et Iégor Khrouslov un paysagiste qui faisait partie de ce fameux mouvement des Ambulants et qui deviendra le directeur de la galerie Trétiakov. Cette base picturale va considérablement leur servir lorsqu’ils deviendront collectionneurs.

Leur mère s’est très vite rendu compte que des deux frères, c’est Yvan qui était à même de reprendre les affaires industrielles familiales. Elle l’envoie faire des études sur la chimie à Zurich. Mikhail ne verra aucun inconvénient au choix de sa mère, et à sa majorité il reçoit la part d’héritage qui lui revient sur son père.

A l’époque Yvan a dû mettre un peu de côté toute sa passion pour l’art pour bien se consacrer à ses industries. Ce retrait va durer cinq ans. Il sera un redoutable homme d’affaires. Le jour où il deviendra directeur, qu’il s’installera à Moscou dans un somptueux palais, il pourra prendre du temps pour lui, partir de temps à autre à Paris, visiter des expos, etc…

Mikhail est devenu un collectionneur assez vite. Icônes et tableaux de maître viennent orner les murs de sa demeure . Les maîtres de la peinture italienne le fascinent. Il va d’ailleurs se faire tromper sur les origines de certaines toiles et cela lui servira de leçon pour celles qu’il achètera par la suite. Du coup, et afin de ne plus être trompé sur la marchandise, il va beaucoup étudier sur l’art, sur les différentes formes d’art, lira des revues spécialisées, visitera des expos, et surtout il côtoiera de nombreuses personnes éminentes en matière d’art, que ce soit à Moscou ou à Saint Pétersbourg.

Cela fera de lui un collectionneur très pointu, exigeant et la plus belle collection qu’il a pu réunir est celle qu’il a faite dans les dernières années de sa vie.

Yvan, de son côté, est une personne plus discrète . Il s’occupe des affaires familiales en Russie, mais il entretient, malgré tout, de nombreux contacts avec des marchands d’art et commissaires priseurs français (notamment Ambroise Vollard et Paul Durand-Ruel) qui le tiennent au courant de tout ce qui pourrait l’intéresser. C’est ainsi que , dès qu’il le peut, il vient en France et assiste à de nombreux Salons et expos dans des galeries, vernissages, et prend le temps de voir les tableaux de peintres dont son frère lui avait parlé ou sur lesquels il l’avait conseillé.

Après un long temps de réflexion, il a épousé en 1907 une chanteuse Yevdokiya Sergueïevna, surnommée Dossia, réflexion due au fait qu’il craignait qu’elle soit l’objet de méchantes critiques compte tenu du fait qu’ils n’étaient pas du même milieu social.

« Portrait de Yevdokiya Sergueïevna Morozov » 1908 – Valentin SÉROV (Galerie Trétiakov à Moscou)

Au départ, il va se révéler être un collectionneur très prudent, commencera avec des artistes russes réalistes, mais lors de ses voyages à Paris, il va découvrir d’autres peintres qui avaient la côte dans la capitale à savoir Sorolla et Zuloaga. Puis, petit à petit, il va suivre son instinct, être plus audacieux encore dans ses choix et son regard se tourne vers des impressionniste, post-impressionnistes, nabis, découverts grâce à Durand-Ruel et Vollard. C’est ainsi que sa collection va s’enrichir de Monet, Renoir, Pissarro, Sisley, mais aussi Denis, Signac, Bonnard. Il n’hésitera pas à en prêter certains pour des expositions organisées par Diaghilev. Et dans sa lancée, il continue : Picasso, Derain, Vlaminck, Marquet, Valtat, Denis, Daumier, Lautrec, Renoir, Roussel, Seurat, Gauguin … et autres qu’il va accrocher dans sa demeure.

« Coin de jardin à Montgeron » 1876 Claude MONET (Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg)
 »Eü haere ia oe – Où vas-tu ? ou La Femme au fruit » Paul GAUGUIN 1893 (Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg)
« Acrobate à la boule » 1905 Pablo PICASSO (Musée Pouchkine à Moscou)
« Portrait de Mikka Morozov » (un des enfants de Mikhail) 1901 – Valentin SÉROV (Galerie Trétiakov à Moscou)
« La mer aux Saintes-Maries » 1888 env. Vincent VAN GOGH (Musée Pouchkine à Moscou)
« Le séchage des voiles, bateaux de pêche » 1905 André DERAIN (Musée Pouchkine à Moscou)
« Dans le jardin sous la tonnelle du Moulin de la Galette » 1875 – Auguste RENOIR (Musée Pouchkine à Moscou)
« Un café à Paris » 1890 Konstantine KOROVINE (Galerie Trétiakov à Moscou)

En 1907, il passera une très importante commande à Maurice Denis qu’il appréciait beaucoup et qu’il avait rencontré à Paris. Il s’agit de décorations pour son salon de musique. Un cycle sur Psyché. Ce cycle sera fort critiqué par celles et ceux qui le verront, mais Yvan n’en a que faire, l’essentiel étant qu’il adore le travail de Denis et la grande liberté picturale dont il a fait preuve pour le réaliser . Pour agrémenter le tout dans la pièce, il passera commande de sculptures à Aristide Maillol.

En 1910, il fera appel à Pierre Bonnard afin qu’il décore la cage d’escalier de son hôtel particulier. Des tableaux de taille assez monumentale. Bonnard plaisait beaucoup à Yvan Morozov. Il avait déjà acquis différentes toiles du peintre auparavant. Le thème choisi fut celui des saisons. L’ensemble s’intitulera La Méditerranée.

« Histoire de Psyché Panneau V Jupiter en présence des Dieux, accorde à Psyché l’apothéose et célèbre son hymen avec l’amour  » 1908 Maurice DENIS (Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg)
« Vue du triptyque La Méditerranée » de Pierre BONNARD (1911) qui était dans l’ancien hôtel particulier de Ivan Morozov – Il se trouve désormais au Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg)
« La cueillette des fruits  » 1912 Pierre BONNARD (Musée Pouchkine à Moscou)
« Triptyque marocain avec la vue de la fenêtre à Tanger – Zorah sur la terrasse – et Entrée de la Kasbah » 1912 Henri MATISSE 1912 (Musée Pouchkine à Moscou)

En 1917 le nouveau régime politique en place dans le pays va non seulement nationaliser les usines Morozov mais également la précieuse collection d’art réunie par les deux frères, et qu’il n’apprécie absolument pas, ainsi qu’une partie de leur fortune. Il ne sera accordé à la famille d’Yvan Morozov le droit d’occuper quelques pièces de sa demeure.

La difficulté de vivre dans ce pays obligera Yvan à le fuir clandestinement, en 1919, avec son épouse et sa fille. Il se réfugiera en Suisse, puis France . Fort heureusement pour lui, il avait placé une bonne partie de sa fortune en Angleterre ce qui leur a permis de vivre de façon relativement confortable . Toutefois, son pays lui manque. Il décède d’une crise cardiaque en 1921 à Karlsbad (en République tchèque) . C’est là qu’on l’enterre. Sa tombe sera retrouvée en 2012. Il avait 49 ans.

En quelques années, le nom de Morozov disparaitra tout doucement …. Complètement ….Certains membres de la familles subiront la déportation, voire même seront exécutés. Leur collection avait été nationalisée par les bolchéviques en 1918 (ainsi que leurs hôtels particuliers ). Tout ce qui venait d’Occident dans l’art et la culture a été mise à mal. Elles dérangeaient, représentaient la bourgeoisie, le scandale, on trouvaient qu’elles dégénéraient tout, la société et la nature, et on souhaitait vivement que les tableaux soient brûlés. Ils ne le seront pas. On les expédiera en Sibérie occidentale , dans les sous-sols de l’Opéra de Novossibirsk, et ce durant des années, en espérant qu’elles n’en reviennent jamais . Les conditions météorologiques glaciales de cette région vont malheureusement altérer les peintures et il ne fut, malheureusement pas possible, d’en restaurer certains qui étaient déjà de nature assez fragile.

Une conservatrice (Antonina Izerguina) prendra, en 1962, la décision de leur faire retrouver la lumière, et il ira même plus loin, elle fera exposer des Picasso et des Matisse. Si certains trouvent sa décision intéressante, d’autres s’en offusquent et une commission est nommée. Une grande partie des membres souhaitaient que les tableaux soient retirés. Mais la dame confirme et s’entête. Pour confirmer et « illustrer » sa position, elle ressortira même des propos de Lénine à propos de la collection Chtchoukine, lequel souhaitait que ladite collection soit déclarée patrimoine nationale de la RSFSR et transmise à la gestion du Commissariat du peuple à l’éducation …

Plus tard, une partie des œuvres a été répartie dans différents lieux : le musée Pouchkine, le musée Trétiakov (tous deux à Moscou) et le musée de l’Ermitage( Saint Pétersbourg). Au départ, ces lieux vont les cacher du mieux qu’ils le peuvent. Puis petit à petit, elles ressortiront. Elles ne seront alors plus considérées comme dégénérées mais tout au contraire comme des véritables trésors. Le partage a été, semble t-il, relativement équitable, même si le bruit court affirmant que Moscou a été un peu plus favorisée en ce qui concerne la qualité notamment . Quelques tableaux ont été également vendus à d’autres acquéreurs étrangers dont la Galerie Knoedler à New York, laquelle les remettra, plus tard, au Metropolitan Museum et à la Yale Art Gallery .

« Portrait de Madame Cézanne dans la serre » 1891/92 – Paul CÉZANNE (Metropolitan Museum à New York)
« La chanteuse en vert » 1884 env. Edgar DEGAS (Metropolitan Museum à New York)

Il y a, de nos jours, un homme qui se bat pour réhabiliter le nom de cette illustre famille. C’est Pierre Konowaloff. Dans l’arbre généalogique des Morozov, il est l’arrière-petit-fils d’Yvan. Il est né et a été élevé dans notre pays et vit à Nantes. Il a longtemps été tenu loin de tout ce qui concernait les œuvres de la superbe collection, mais il a intenté un procès pour récupérer certains tableaux qui étaient partis pour les Etats-Unis. Malheureusement cela n’a pas été possible. Pour être plus fort devant son combat, il s’est allié à un descendant de la famille Chtchoukine qui, lui aussi, s’est lancé dans une bataille juridique de grande envergure. Il n’a aucune ambition concernant la fortune de sa famille, n’espère aucune récupération mais garde juste le plaisir de pouvoir, peut-être, si sa santé le permet, assister à l’expo de ce jour.

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« Portrait du collectionneur de peinture moderne russe et française Yvan Abramovitch Morozov » 1910 – Valentin SÉROV (Galerie Trétiakov à Moscou)