
» Si je n’avais pas été le fils d’un marchand de tableaux, si je n’avais pas été, en un mot, nourri dans le métier, je n’aurais pas pu soutenir la bataille que j’avais entrepris contre le goût du public. » Paul DURAND-RUEL

Si vous êtes dans la région parisienne durant ce mois d’août, je ne saurai que vous conseiller de vous rendre dans cette merveilleuse propriété, dotée d’un très beau jardin public de 11 hectares ! Elle se trouve à Yerres, département de l’Essonne, et fut la maison familiale de Gustave Caillebotte, un des grands maîtres de l’impressionnisme.
Pour peu que l’on soit intéressé par les peintres impressionnistes, il y a un nom qui reste attaché à eux , c’est celui du marchand d’art et galériste Paul Durand-Ruel. Un homme audacieux, pugnace, combatif, persévérant, fidèle à ses convictions , qui va énormément leur apporter , à une époque où ils n’étaient pas vraiment appréciés : « On vient d’ouvrir chez Durand-Ruel une exposition qu’on dit être de peinture. Cinq ou six aliénés, dont une femme, un groupe de malheureux atteints de la folie de l’ambition, s’y sont donnés rendez-vous » Albert Wolff dans le Figaro en 1876) .
Un grand nombre d’entre eux vont devenir ses protégés. Il se rendra compte rapidement qu’ils ont énormément de talent, qu’ils sont originaux et va nouer des liens indéfectibles d’amitié avec certains – Il sera à leur écoute, leur donnera des conseils, n’hésitera pas à devenir leur protecteur, leur mécène , les soutiendra financièrement, et ce même au détriment de son argent personnel.
C’est quelqu’un qui n’a jamais tenu compte de ce que le marché pouvait dire. Il a suivi son instinct, n’a jamais renoncé à ses propres choix, même si ceux-ci ne furent pas rémunérateurs au début. Ce n’est pas par goût de l’argent qu’il a soutenu, envers et contre tous, des peintres auxquels personne ne croyait, dont on se moquait, mais simplement parce que tout au fond de lui-même il savait qu’il ne se trompait pas.
» Sans Durand nous serions tous morts de faim, nous tous les impressionnistes. Nous lui devons tout. Il s’est entêté, acharné. Il a vingt fois risqué la faillite pour nous soutenir. La critique nous traînait dans la boue, mais lui c’était bien pis ! On écrivait : ces gens sont fous, mais il y en a un plus fou qu’eux, c’est le marchand qui les achète » Claude MONET en 1918 et en 1924
« Durand-Ruel, un des grands marchands de Paris, est venu me voir et m’a pris une grande partie de mes toiles et aquarelles, et me propose de prendre tout ce que je ferai. C’est la tranquillité pour quelque temps et le moyen de faire des œuvres importantes. » Camille PISSARRO dans une lettre à sa nièce en 1881
»Ils (le public, la presse et les marchands) auront beau faire, ils ne vous tueront pas votre vraie qualité : l’amour de l’art et la défense des artistes avant leur mort. Dans l’avenir ce sera votre gloire » Auguste RENOIR, qui fut un grand ami du marchand d’art, lui écrivit ses mots en 1885
« Durand Ruel était un missionnaire. C’est une chance pour nous que sa religion ait été la peinture. » Auguste RENOIR
Devant autant de bienveillance, les peintres n’hésiteront pas à le soutenir et le défendre lorsqu’à son tour, il se trouvait face à des critiques, voire même des actions malveillantes pour le faire tomber.
Certes il y a eu des marchands d’art avant lui, mais lorsque l’on cite son nom, on insiste bien sur le fait qu’il fut un novateur dans son domaine, et si il l’a été, c’est pour tout ce qu’il a apporté de nouveau dans le métier de galériste et marchand d’art, en étant à l’origine de certaines prises de positions vis-à-vis des peintres qui n’avaient pas cours à l’époque. Par exemple, il souhaitait vraiment que l’artiste n’ait pas à se soucier des problèmes d’argent et puisse se consacrer uniquement à leur peinture , donc il les aidait au maximum financièrement pour que leur seul souci soit de peintre tranquillement, leur avançant régulièrement de l’argent lorsqu’ils en avaient fortement besoin, se retrouvant lui-même parfois dans des situations difficiles, quasiment au bord de la faillite à différentes reprises.
Il leur fera signer des contrats d’exclusivité, leur allouera une somme mensuelle , ce qui lui permettait, en échange, d’avoir un libre accès à ce qu’ils produisaient et pouvoir ainsi leur acheter un grand nombre de leurs tableaux. De plus, il organisait des expositions dans ses propres galeries, ce qui donnait une certaine notoriété aux peintres, les faisait bien connaître sur le marché, attirait les collectionneurs et potentiels acheteurs. Bien sur, il annonçait, préalablement, ces expos par des articles dans la presse pour leur faire encore plus de publicité.
D’ailleurs , il avait lancé deux revues artistiques (Revue internationale de l’art et de la curiosité en 1869 et L’art dans les deux mondes en 1890) pour mieux promouvoir encore des peintres qu’il protégeait. Ces derniers collaboraient en faisant des illustrations de dessins.
Enfin, il a été parmi les premiers marchands d’art européens à se rendre aux Etats Unis et exporter tous ces peintres. Là-bas il y avait des grosses fortunes auxquelles il n’a pas manqué de leur présenter la peinture comme un art de placement intéressant. Certains peintres comme Monet ne verront pas d’un très bon œil le départ de leurs tableaux vers l’Amérique, mais l’ouverture de la galerie Durand-Ruel à New York sera des plus bénéfiques pour eux !
Il n’arrêtera pas là sa persévérance pour mieux les diffuser encore, puisqu’il a été à l’origine d’un réseau de galeries nationales et internationales. Il n’y a pas eu meilleur référence de l’impressionnisme que lui.



Cet attachement et cet engagement portés aux peintres impressionnistes, ne furent pas les seuls. Il a eu vers 1890, d’autres poulains : post-impressionnistes cette fois, cinq particulièrement : Henry MORET, Georges d’ESPAGNAT, Gustave LOISEAU, Maxime MAUFRA et Albert ANDRÉ, dont les noms nous sont quelques peu inconnus c’est vrai, mais qui ont néanmoins énormément de talent. Cinq peintres, pour lesquels il s’est également investi, et qui sont mis à l’honneur dans la très belle exposition qui se tient dans la Propriété Caillebotte jusqu’au 24 octobre 2021, à savoir Paul DURAND-RUEL et le Post-Impressionnisme.
A noter que son arrière-petite-fille, Claire Durand-Ruel, est l’une des commissaires de cette belle expo. Elle affirme avoir souvent « rêvait de les mettre en lumière » car, eux aussi, comme leurs ainés, ont été fort appréciés par la famille.
Paul Durand-Ruel est né à Paris en 1831. Ses parents tenaient un magasin de fournitures pour peintres, et de temps à autre, ils s’en servaient comme galerie exposant notamment (parmi d’autres) les tableaux de Delacroix et Géricault. Sa vocation, au départ, était de devenir missionnaire, ou s’engager dans une carrière militaire (il fut d’ailleurs reçu à l’École militaire de Saint-Cyr) mais Il démissionnera pour cause de santé fragile. En 1851, son père lui propose de venir travailler auprès de lui.
Il commence à bien s’intéresser à la peinture française, hollandaise, espagnole et puis il tombe complètement en admiration devant les tableaux de Delacroix lors de l’Exposition universelle de 1855 à Paris. Cette fascination va déclencher en lui le besoin de s’attacher à des peintres, les défendre, les faire connaitre et leur ouvrir la porte du succès.
En 1862, il épouse Eva Lafon. Elle décèdera très jeune (30 ans) en 1871. Il s’occupera seul de leurs 5 enfants.
En 1865, son père décède. Il décide alors reprendre la galerie à son compte. Il le fait avec sa propre politique et ses idées personnelles : travailler en exclusivité avec les artistes, leur faire signer des contrats, protéger l’art avant toute chose, organiser des expositions que ce soit à l’échelle nationale et internationale, financer autant que faire se peut les artistes, les défendre, promouvoir leur carrière etc etc…
Il expose des peintres dont les œuvres ont été refusées au Salon officiel. Il y en a pas mal comme par exemple Rousseau, Diaz, Daubigny Corot, Millet, Delacroix, Courbet etc… Pour eux, il va se battre afin de les faire reconnaitre et les imposer. Cette bataille va durer une bonne quinzaine d’années. Plus tard, il s’installera rue Lafitte, près de Drouot
Durant la guerre franco-prussienne, il se trouve à Londres et c’est là qu’il rencontre Claude Monet et Camille Pissarro avec lesquels il va bien accrocher et surtout il est vraiment très admiratif de leur peinture. Lorsqu’il rentrera à Paris, on lui en présentera d’autres comme : Renoir et Morisot. Il commence à acheter un grand nombre de ces peintres. 1874, première exposition impressionniste, celle qui détermine le nom donné au mouvement. 1876, la deuxième exposition a lieu cette fois dans sa propre galerie. Sont accrochées des toiles de Monet, Pissarro, Renoir et Morisot, mais aussi Sisley, Degas, Caillebotte. A partir de là, contre vents et marées, essuyant les critiques et ne suivant que son instinct, il va soutenir ces impressionnistes, et les aider surtout financièrement parlant comme je l’ai expliqué.
Cela n’a pas toujours été facile. Malgré les crises financières qu’il traversera entre1880 et 1886, les expositions organisées en Allemagne, Angleterre avec des tableaux de Boudin, Monet, Sisley, Renoir, Pissarro notamment et qui, malheureusement, n’auront pas de succès, il continuera à les aider. Après quoi, il se retrouvera vraiment dans une situation financière précaire. C’est là qu’on lui conseille une exposition à New York. Non seulement, elle obtiendra un grand succès mais elle mènera les peintres impressionnistes vers une reconnaissance totale. C’est à partir de ce moment là, qu’il décide d’ouvrir des galeries là-bas.
» Enfin les maîtres impressionnistes triomphent comme avaient triomphé ceux de 1830. Ma folie aura été de la sagesse. Dire que si j’étais mort à soixante ans, je mourrais criblé de dettes et insolvable parmi des trésors méconnus. » Pau Durand-Ruel à l’âge de 89 ans.
Dans les années 1890, Monet, Pissarro et Renoir sont des peintres reconnus et qui ont du succès. Quatre ans plus tard, sa situation financière est stable, il a remboursé toutes ses dettes. C’est dans cette période qu’il découvre des peintres post-impressionnistes qui retiennent son attention. Il n’est plus bien jeune, mais décide, à nouveau, de prendre son bâton de pèlerin pour les soutenir,les encourager, les aider, les conseiller très amicalement que ce soit sur leur peinture ou pour qu’ils sachent comment se comporter devant des clients etc….
Malheureusement, il va mourir en 1922 à l’âge de 90 ans avant d’avoir pu assister à leur succès. Si de nos jours, Moret, D’Espagnat, Loiseau, Maufra, André sont des peintres dont on peut trouver des tableaux dans certains musées français , ils restent, malgré tout, un peu méconnus et ils n’avaient jamais été réunis tous les cinq dans une même exposition comme c’était le cas autrefois chez Paul Durand-Ruel.
C’est chose faite avec la superbe exposition de ce jour . Elle permet de révéler combien ces peintres furent talentueux, chacun dans leur domaine, au travers d’une soixantaine de toiles ( 12 pour chacun d’entre eux) aux belles couleurs, notamment des paysages bretons et méditerranéens. C’est plein de fraîcheur, de lumière, de poésie, de douceur.
Alors qui étaient ses peintres :
Maxime MAUFRA :
Graveur, lithographe. Son père avait pour lui d’autres ambitions, notamment le voir réussir dans les affaires, mais la peinture l’emportera. Après s’être installé à Pont Aven en 1890 avoir rencontré Gauguin, il part pour pour Paris en 1899. De retour dans la capitale, il va se consacrer d’abord aux paysages maritimes, notamment ceux de la Bretagne,. Il sera un des premiers à s’installer au Bateau-Lavoir en 1893. C’est en 1895 qu’il rencontre Paul Durand-Ruel lequel deviendra son marchand de tableaux (jusqu’en 1918) et organisera de nombreuses expositions pour le faire connaitre. Il sera nommé peintre de la marine en 1916.
C’est un peintre qui avait un grand sens du détail. Un grand amoureux de la nature et de la peinture en plein air. Son univers pictural fut très poétique, baigné de lumière.
Il ne fut pas un artiste doté d’une forte personnalité, mais il n’en demeure pas moins très intéressant, complet, engagé fortement dans la peinture dite « nationaliste » ( notamment celle de la Bretagne). Sa rencontre à Londres avec la peinture de Turner va avoir une grande influence sur lui.



Henry MORET :

Grand ami de Maxime Maufra, Moret a suivi l’École des Beaux-Arts à Paris, puis s’est inscrit à l’Académie Julian. C’est durant son service militaire que ce normand de naissance découvre la Bretagne. Lors d’un voyage à Londres il découvre la peinture de Turner et tombe en admiration pour le peintre. A partir de là, elle deviendra un de ses thèmes favoris, faisant de lui un merveilleux paysagiste avec ses côtes rocheuses, la mer, les vagues, les falaises etc…
Lui aussi s’est installé un temps à Pont Aven auprès de Gauguin. S’il fut très audacieux dans son travail pictural, il avait la réputation d’un homme simple, solitaire, ne parlant que très peu de lui, un esprit libre avec un caractère très indépendant. Un artiste malheureusement mal connu, profondément aimé la peinture en plein air, la lumière, la mer, les paysages maritimes, ce qui donnera des tableaux rayonnants, dans un style qui attirera très vite Durand-Ruel, lequel le prendra sous contrat à partir de 1890.


Gustave LOISEAU :

Il a débuté dans la peinture comme décorateur, mais n’éprouvera jamais un grand intérêt dans ce genre. Son grand rêve fut d’être peintre tout simplement. Cet apprenti charcutier découvre un jour la peinture à Montmartre et se prend de passion pour elle. Il se spécialise notamment dans les scènes rurales, les paysages de Pontoise, les rues de Paris, les marchés etc… mais il aime aussi traiter certains sujets à différentes saisons un peu comme le faisait Monet avant lui. Il peint des huiles, des pastels, des aquarelles, des craies, des encres, avec la nature comme thème favori.
C’est au autodidacte avec une production assez riche, très poétique, dans l’esprit de Monet.
Il se liera professionnellement et amicale avec Durand-Ruel en 1895, lequel lui achètera de nombreux tableaux et lui organisera des expositions personnelles. On peut affirmer que c’est ce dernier qui va assurer et établir son succès. Sa peinture est à son image : discrète. De nos jours ses tableaux se disputent à prix d’or.


Albert ANDRÉ :

André a commencé sa carrière comme peintre industriel avant de ne se consacrer qu’à la peinture : scènes de vie quotidienne, portraits, natures-mortes, paysages etc…. A partir de là, il entre à l’Académie Julian à Paris, où il rencontre Maurice Denis et Pierre Bonnard.
En 1894, il se lie d’une profonde amitié avec Auguste Renoir. Tous deux ont de nombreux points communs, une même idée de la peinture aussi. Renoir devient son confident, son mentor pourrait-on dire. En tous les cas, la peinture de se dernier va beaucoup influencer Albert André. Auguste conseille vivement son protégé au marchand d’art Durand-Ruel.
Renoir était tombé sous le charme de sa peinture à l’atmosphère intimiste, baignée de bonheur, très réaliste, et il n’en faudra pas beaucoup pour que Durand-Ruel y succombe aussi. Tous trois deviendront, par ailleurs, de grands amis.



Georges D.ESPAGNAT :

Un nom qui ne vous dit probablement pas grand chose et pourtant un grand nombre de ses toiles sont exposées dans des grands musées français dont le Musée d’Orsay. Il a débuté par des études au Musée d’Arts Décoratifs et aux Beaux-Arts de Paris, cet esprit libre et farouchement indépendant, décidera de se former tout seul. Il retrouvera la grande institution en 1934 lorsqu’il deviendra chef d’atelier à l’École des Beaux-Arts.
Il aime beaucoup scènes intimistes, un peu floues, et vouera une passion à la couleur . Il se révèlera être également un excellent dessinateur, un illustrateur et un graveur.
Il a toujours voué une grande admiration aux maîtres de la peinture italienne, et une certaine affection pour Auguste Renoir à qui il allait très souvent rendre visite à Cagnes-sur-Mer. Du reste, lorsque l’on voit les tableaux de D’Espagnat, il y a, comme chez André, un petit quelque chose de Renoir.
Lorsqu’il rencontrera Durand-Ruel, il avait déjà une excellente réputation en tant que peintre. Mais celle-ci va s’accroitre considérablement lorsqu’il sera en contrat avec lui car il aura la chance d’être exposé non seulement en France, en Europe et aux Etats-Unis.



