L’heure bleue de Peder Severin KRØYER …

« Il était le meilleur des compagnons, s’oubliant lui-même, se sacrifiant lui-même, toujours occupé à chercher la reconnaissance pour d’autres artistes, surtout pour les jeunes qui devaient s’imposer dans la cohue, jamais pour récolter quelque chose pour lui-même. Il abandonnait même son travail pour organiser des expositions sous leur meilleur jour à l’étranger. Cela, qu’ils soient ses amis personnels ou non. Dans ce cas là, l’amitié ne jouait pas. C’est Krøyer qui a attiré toute la compagnie à la dernière Exposition universelle à Paris en 1900. Ce n’était pas seulement important pour le Danemark, ce l’était aussi pour la France, un pays envers lequel il ressentait une profonde gratitude. Son souhait était de se montrer à Paris, là où la peinture danoise avait souvent pu faire de gros progrès. Il s’est heurté partout à de nombreux obstacles. Mais il s’est montré constant, infatigable, jusqu’à les surmonter pour la plupart, voire tous. Une fois le travail terminé, sa santé a chancelé. Pour la première fois, mais de façon déterminante. » Karl MADSEN (Peintre et historien d’art danois, un de ses plus fidèles amis)

C’est une très belle exposition que nous propose le musée Marmottan-Monet sur l’un des maîtres de la peinture danoise surnommé le maître de la lumière , un peintre souvent comparé à Sorolla : Peder Severin Krøyer. Elle devait se tenir de janvier à juillet 2021, mais la pandémie et le confinement a contraint le musée à fermer ses portes. Le choix a été fait alors de ne pas l’annuler. L.HEURE BLEUE de Peder Severin KRØYER se tiendra donc jusqu’au 26 septembre 2021.

Sage décision car il aurait été vraiment regrettable de ne pouvoir y assister compte tenu que l’on se trouve face à ce peintre merveilleux, ingénieux, précis, avec de réels talents de coloriste, qui a parfaitement maitrisé son art, qui fut aussi dessinateur, photographe. et que c’est la première fois en France qu’une exposition monographique lui est consacrée. Elle est placée sous le haut parrainage de la reine Margrethe II du Danemark. Plus d’une soixantaine de tableaux sont accrochés, provenant des musées de Skagen, Göteborg, Copenhague, Lübeck, Kiel, Alkersum-Föhr, Aarhur, Paris, Budapest.

Après ces mois tristes que nous venons de traverser, je ne saurai que trop vous conseiller de voir cette exposition !

« Autoportrait » 1902 Peder Severin KRØYER ( Collection John Loeb Jr./ New York)

L’histoire de l’art n’a jamais su réellement le classer. Certes il a subi l’influence de l’impressionnisme, mais il y a chez lui l’esthétique du pleinarisme, mais également un grand réalisme quasi photographique tant il s’appliquait à respecter les moindres détails de la nature en plein air. Avec les années, la peinture de Krøyer, comme celle de ses collègues de Skagen, va se diriger vers un néoromantisme pictural qui s’épanchera davantage sur les états d’âme, les ressentis, les sentiments, un côté mystérieux et plus mystique.

L’expo s’attarde sur le travail réalisé par le peintre à Skagen. Un charmant et pittoresque petit village de pêcheurs situé au bout de la péninsule de Jutland, dans un endroit où les eaux de la mer du Nord s’unissent à celles de la Baltique. Un lieu autrefois difficile d’accès parce que le train n’y arrivera qu’en 1890. Avant cela, il fallait une journée à bord d’un bateau à vapeur , puis cinq heures par la route, avec la malle postale ,avant la destination finale. Cela n’empêchera pas de nombreux artistes de s’y rendre dès 1870 car il y avait une particularité à savoir que l’été, peu avant l’aube et après le crépuscule, entre chien et loup, on assiste à cette fameuse heure bleue veloutée, quasi intouchable, un phénomène météorologique qui dégage une couleur et une luminosité tout à fait spéciale de réverbération au-dessus de la mer.

 » Soirée calme sur la plage de Skagen » 1893 Peder Severin KRØYER (Skagens Kunstmuseer à Skagen) – Ces deux femmes sont Marie Krøyer et Anna Ancher – C’est un tableau qui aura un énorme succès à Paris lors du Salon de 1895. Même la critique est totalement sous le charme :  » cette œuvre exerce une fascination exquise. La mer paisible confond son bleu avec le bleu du ciel. Les deux femmes se promènent . Les rayons du couchant caressent, illuminent leur nuque, leurs épaules, leurs hanches … » Paul HEUSY critique d’art français // Le tableau sert l’affiche de l’expo
Krøyer a beaucoup aimé la photographie. C’est cette photo qui lui a donné l’idée de placer ces deux personnages (son épouse et Anna Ancher) sur son tableau ci-dessus. Il a fait de même pour d’autres tableaux.

Ce village fut découvert par le peintre Martinus Rørbye en 1833, mais connaitra un véritable succès lorsqu’une colonie d’artistes viendra s’y installer. Cette communauté de peintres norvégiens, danois, suédois avec notamment outre Krøyer : Karl Madsen(découvre le site en 1871 et invite ses amis de l’Académie royale à venir) , Frits Thaulow, Michael Peter Ancher, Anna Ancher, Carl Locher, Viggo Johansen, Christian Krohg, Eilif Peterssen et Laurits Regner Tuxen, a formé ce que l’on a appelé l’École de Skagen, laquelle aura une grande importance dans la peinture danoise. Tous sont des novateurs, amoureux de la peinture en plein air, et à la recherche de modernité. Ils sont fascinés par la lumière du jour, mais également cette particularité du soir et cette atmosphère respirant le bonheur et la sérénité. De plus, tous ont en eux une sorte de fibre patriotique qui les pousse à vouloir être très précis pour que soit bien mise en valeur la nature de leur pays.

Ils ont tous aimé Skagen pour son côté sauvage, pour la liberté corporelle et picturale que cet endroit pouvait leur apporter et puis il y avait le ciel, les dunes et les plages à l’infini. Au fil du temps, ils s’organisent. Certains vivent dans le seul hôtel du village (le Brøndum), d’autres louent des petites maisons avec jardin. Ils organiseront même petites expositions où étaient conviés des étudiants en art.

Krøyer va passer tous ses étés à Skagen dès 1882 jusqu’à sa mort. Sa palette se fixe alors sur le bleu : celui de la mer, celui du ciel. Il y a aussi ses merveilleux tableaux sur les plages de Skagen avec un sable d’un blanc incomparable. L’hiver, il retournait à Copenhague, travaillait sur des commandes de portraits et partait en voyage. A Skagen, il s’est beaucoup penché sur le monde du travail, celui des pêcheurs et leur vie quotidienne en particulier, mais il a également su montrer du talent en tant que paysagiste et portraitiste que ce soit pour ses proches ou bon nombre de ses amis.

Avec les années, l’École de Skagen est tombée dans l’oubli. Elle renaîtra en 1978 lorsqu’un magnat de la presse, allemand, à savoir Axel Springer, fait l’acquisition ( à un prix très élevé) lors d’une vente aux enchères, de la toile Soirée calme sur la plage de Skagen. Le musée de Skagen fut terriblement déçu parce qu’il avait fait une offre pour pouvoir l’acquérir, mais pas assez forte pour l’emporter. Axel Springer va l’apprendre et informera l’institution qu’il leur en fera don lorsqu’il décèdera. Il meurt en 1985. Un an plus tard, sa femme tient la promesse qui avait été faite et lègue la toile au musée. Compte tenu qu’elle était restée longtemps accrochée dans un chalet en Autriche, elle a dû être restaurée.

(Soleil d’après-midi sur mer calme » 1899 Peder Severini KRØYER ( Johannes Larsen Museet à Kerteminde)
« Départ des bateaux de pêche après le coucher du soleil à Skagen » 1894/95 Peder Severin KRØYER (ARaS Aarthus Kunstmuseum de Aarthus)
« Pêcheurs de Skagen coucher du soleil » 1883 Peder Severin KRØYER ( Skagens Kunstmuseer à Skagen) –

C’est un peintre touchant et attachant à bien des égards, poétique, sensible, ayant démontré une grande habileté pour gérer la composition, le cadrage et l’espace. Outre cette incroyable lumière, ses tableaux sont empreints de douceur, sérénité, bienveillance, délicatesse, quasi intemporelle, harmonieuse et fluide.

Ses amis ont dit de lui qu’il fut un homme altruiste, serviable, généreux, fidèle en amitié, qui a toujours œuvrer pour que le travail de ses collègues soit mis en valeur et reconnu.

Côté vie privée, il a eu un véritable coup de foudre (partagé) avec une peintre rencontrée à Copenhague et qu’il retrouve à Paris en 1888 : Marie Triepeke. Elle a 16 ans de moins que lui. Non seulement elle étudiera à ses côtés mais lui servira de modèle à l’occasion. Il l’épousera 7 mois plus tard en 1889. Durant de longues années, ils partageront un amour passionnel et inconditionnel et travailleront parfois à quatre mains. Ils auront une fille Vibeke.

Avec son épouse Marie
Marie et leur fille Vibeke

Avant elle, Krøyer ne souhaitait pas franchement se fixer ou se marier. Il avait de très nombreuses aventures amoureuses et finira par attraper la syphilis. Quand il retrouvera Marie à Paris, il ne lui parlera pas de cette maladie, ni même du fait qu’il souffrait de troubles mentaux (maniaco-dépressif) qui étaient un problème dans sa famille. Compte tenu du fait qu’elle était amoureuse et heureuse, elle ne s’en rendra pas compte au début. Malheureusement, petit à petit elle va devoir affronter les sautes d’humeur de son époux et sera mise au courant de sa syphilis. Lorsqu’il sera interné pour une grave dépression nerveuse, le couple va se détériorer.

Elle choisira de partir en voyage . Sa route croisera celle du compositeur Hugo Alfvén. Ils vivront une liaison passionnelle qui s’intensifiera au fil du temps . Elle demande le divorce en 1900 . Krøyer, en pleine instabilité, refuse et part à Skagen. Elle le rejoint avec son amant. Scandale dans le petit village. Ils finiront par divorcer en 1905.

Elle aura une autre fille et épousera Alfvén en 1912. Mais ce dernier n’a pas la réputation d’un homme fidèle et il s’amourachera d’une autre femme. Il demande le divorce en 1928. Elle le lui accordera qu’en 1936 !

« Portrait de Marie Krøyer » 1889 Peder Severin KRØYER ( Skagens Kunstmuseer de Skagen)
 » Double portrait  » par Peder KRØYER et Marie KRØYER 1890( Skagens Kunstmuseer de Skagen)

Krøyer est né, de père inconnu, à Stavanger en Norvège en 1851. Son enfance ne fut pas très heureuse. Sa mère, en proie à de graves problèmes mentaux, a été jugée incapable de s’occuper de lui. Il a donc été confiée à sa tante maternelle qui va l’élever, avec son époux, au Danemark. Ils comprendront très tôt que leur neveu a des talents précoces pour la peinture.

Après avoir pris des cours particuliers, il part étudier à l’Académie Royale des Arts et obtient son diplôme en 1870. Il devient peintre officiel en 1871. Certes, il va connaitre des débuts un peu difficiles, mais ses premiers tableaux vont beaucoup plaire, ce qui lui permettra de gagner de l’argent et vivre plus confortablement. La chance viendra, en particulier, d’un riche collectionneur, négociant en tabac, qui deviendra un peu son mécène.

En 1873, il obtient une médaille d’or et une bourse qui lui donne la possibilité de voyager . Il arrive en France en 1877, découvre l’impressionnisme (né en 1874) particulièrement les toiles de Monet, Manet, Sisley, Renoir, Degas etc…, puis entre dans l’atelier du peintre et graveur français Léon Bonnat à Paris. Il reçoit alors un enseignement classique qui ne lui conviendra pas vraiment. Il n’y restera que deux ans. Épris de liberté, il part pour l’Espagne où il se passionnera pour l’art de Vélasquez et de Ribera , étudiera leur travail , puis se rend en Italie et en Angleterre. Il exposera à la Biennale de Venise, de Vienne, de Berlin et de Budapest. Il retournera au Danemark en 1882 et découvre ce petit village dont on parle tant : Skagen.

Sur place, il aime poser son chevalet en bord de mer et peindre les enfants qui jouent dans l’eau, ou les pêcheurs qui partent au coucher du soleil, ou rentrent, tirant leur filets sur le rivage. Quels que soient les sujets, il s’applique à bien décrire l’atmosphère. Aucun des personnages ne posent en tant que modèles. Ce sont juste des scènes prises sur l’instantané, des arrêts sur images magnifiques. Parmi les portraits, il y en a beaucoup de son épouse : qu’elle soit en train de faire sa toilette, se promenant, se reposant au jardin etc…

 » Roses  » (Marie au jardin) – 1893 – Peder Severin KRØYER ( Skagens Kunstmuseer de Skagen)
« Hip Hip Hip Hourra » 1885/88 Peder Severin KRØYER (Konstmuseum Göteborgs à Göteborg ) C’est un tableau pris à Skagen. Il y a son épouse Marie, les peintres Michael et Anna Ancher avec leur fille, le frère d’Anna et son épouse Martha, Helene Christensen l’organiste de Skagen, et certains collègues peintres : Christian Krohg, Thorvold Niss et Oscar Björck – Pour se représenter lui-même, il s’est inspiré d’un portrait de lui réalisé par Björck)
« Attendez-nous !  » 1892 Peder Severin KRØYER ( Skagens Kunstmuseer à Skagen)
 » Petite fille debout sur la plage de Skagen » 1884 – Peder Severin KRØYER (Skagens Kunstmuseer à Skagen) –

Il a excellé en tant que portraitiste, très certainement en raison de sa grande sensibilité, sa recherche du naturel, de l’expressif. Des qualités qui lui ont valu de recevoir de très nombreuses commandes dans ce genre. Il a également réalisé plusieurs autoportraits dès 1867 et quasiment jusqu’à sa mort.

1884 c’est l’année où sa carrière décolle. Médaille d’honneur en 1889 à l’Exposition universelle à Paris pour un tableau qui se trouve désormais au musée d’Orsay à savoir Bateaux de pêche qui avait été peint en 1884.

« Bateaux de pêche » 1884 – Peder Severin KRØYER (Musée d’Orsay /Paris)

Très malade durant plus d’un an à cause de sa syphilis, atteint d’hallucinations délirantes, de graves dépressions , il perd la vue et deviendra complètement aveugle dix ans avant de mourir en 1909, assez jeune puisque n’ayant que 58 ans, à Skagen auprès de sa fille . Cela ne l’a pas empêcher de continuer à peindre et on peut même dire que la cécité a donné naissance à ses plus beaux tableaux.

 » Skagen peut paraître terriblement terne sous la lumière du soleil . Mais quand le soleil se couche, quand la lune se lève de la mer, avec les pêcheurs debout sur la plage et les couteaux naviguant avec des voiles desserrées, ces dernières années, c’est le moment que j’aime le plus «  Peder Severin Krøyer en 1907

A noter qu’en 2022 une grande exposition se tiendra à Skagen. Elle reviendra sur les liens étroits de ce peintre avec la France. Il est vrai qu’il a beaucoup séjourné dans notre pays de 1877 à 1903. Il a beaucoup séduit au travers de ses tableaux, y compris la critique !

 » Mr Peder Severin Krøyer jouit en France , depuis bien des années, de l’estime de tous les gens de goût. Ses intérieurs éclairés à la lampe, ses bords de grève, son Départ pour la pêche si étonnant, si merveilleux de poésie et d’audace dans sa réalité, ont été universellement admirés par nous. Il arrive souvent que ses envois font sensation au Salon et prennent place parmi les cinq ou si toiles les plus regardées …Sa poésie de lumière, la séduction de ses heures nocturnes enveloppées, crépusculaires, la gaieté de ses midis étincelants, en un mot l’âme et la terre danoises  » Charles PONSONAILHE (Critique d’art français en 1889)