» Il suffit que, sur un balcon ou dans l’encadrement d’une fenêtre, une femme hésite …, pour être celle que nous perdons en l’ayant vue apparaître.
Et si elle lève les bras pour nouer ses cheveux, tendre vase : combien notre perte par là gagne soudain d’emphase et notre malheur d’éclat ! » Rainer Maria RILKE (Poète et écrivain autrichien / Extrait de son recueil Les Fenêtres)
La partition originale de cette oeuvre se trouve à la bibliothèque Pierre Pont Morgan de New York.
Il n’aura fallu que quelques semaines à Liszt pour composer cette Sonate entre 1852/53, et ce dans une période assez difficile et éprouvante de sa vie : il vivait à Weimar et tout ne se passait pas comme il l’aurait imaginé et souhaité. Par ailleurs, côté vie privée, sa mère était très malade, et il disputait l’éducation de ses enfants avec son ex-compagne Marie d’Agoult.
D’un point de vue musical, cette Sonate est arrivée à une époque assez charnière, à savoir qu’il n’était plus le Liszt concertiste virtuose qu’il avait été autrefois, et il n’était pas encore l’abbé Liszt. Il disait qu’en fait elle était un portrait sonore de lui à cette époque et qu’elle portait bien en elle la dualité de son âme ( Méphisto et Faust qui s’affrontent, le bien et le mal qui se confrontent).
Sa première exécution se fera dans le salon de musique de l’Altenburg à Weimar devant des amis et des élèves. Parmi eux se trouvait Johannes Brahms : lorsqu’on questionnait ce dernier au sujet de cette Sonate il avait tendance à ne pas en dire beaucoup et ne pas s’épancher sur la question. Par contre, en privé tout le monde savait qu’elle le fascinait. La petite histoire raconte qu’au grand désespoir de Liszt, Brahms s’était endormi le soir où il l’avait exécutée au piano et ce à un moment crucial de l’oeuvre.
C’est son beau-fils, pianiste et chef, Hans Bulow qui la créera en public à Berlin en 1857. La critique allemande ne va pas être des plus tendres : » c’est une invitation aux sifflets, au piétinement, à l’oisiveté, voire même elle est contre-nature » pourra t-on lire.
En la composant, Liszt s’est éloigné des traditions du passé, mais il en a gardé l’esprit. On pourrait dire que c’est une Sonate à l’intérieur d’une Sonate avec des thèmes passionnés qui savent se faire plus légers. Il y a une » Fugue » dans cette pièce ce qui est assez rare ( à l’exception de Beethoven ). Liszt a souhaité qu’il en soit ainsi et l’a fait en employant le terme » sarcastico « .
C’est une partition très originale, puissante, presque orchestrale, redoutable, étincelante, vertigineuse, profonde, structuralement audacieuse, techniquement très difficile, d’une richesse inouïe, avec un gros développement de variations diverses, avec un mouvement lent quasi obsessionnel. Elle sait se faite caressante, intime et sentimentale aussi parfois, passionnelle sans aucun doute.
Elle porte bien en elle l’imagination débordante dont a fait souvent preuve ce compositeur. Son côté humaniste, religieux, mystique et romantique aussi. C’est une page vraiment importante et capitale dans son œuvre. Il a fait en sorte que le piano, cet instrument qu’il a tant aimé, envahisse l’espace de cette Sonate.
Elle fut dédiée, au départ, au compositeur et chef allemand Robert Schumann un an avant que la folie de ce dernier ne soit déclarée. Il ne saura jamais qu’il en fut le dédicataire car à l’époque où Liszt l’a fait, il fut placé en hôpital psychiatrique et par conséquent, la partition fut remise à son épouse Clara.
Clara Schumann a été une pianiste très talentueuse. En conséquence de quoi, elle aurait pu l’interpréter en concert d’une part pour remercier Liszt de ce geste et d’autre part en souvenir de son époux, mais elle ne le fera pas tout simplement parce qu’elle dira que cette œuvre n’était pas du tout à son goût et qu’elle ne lui reconnaissait aucune qualité musicale !
Les avis seront partagés vis-à-vis de cette Sonate : certains ne l’apprécieront pas (surtout en raison de sa grande difficulté d’interprétation) et d’autres, comme Wagner, se montreront très enthousiastes. Camille Saint Saëns, de son côté, en fera une version pour deux pianos en 1914.
Vidéo : Claudio ARRAU : je l’ai choisi parce qu’il a été un grand Lisztien. On a souvent dit de lui » qu’entre ses mains la musique de Liszt était jouée avec la fureur d’un prophète et la passion d’un amant . Non seulement c’est joliment dit, mais c’est parfaitement exact ! Arrau a fait ses études musicales avec Martin Krause qui fut un élève de Liszt. Ceci explique très sûrement cela.
Je trouve que son interprétation est magnifiquement profonde. Il nous fait réellement voyager, nous emmène là où d’autres peuvent se vanter de le faire mais n’y arrivent pas. Il y a la virtuosité, la technique, mais il a su également trouver la spiritualité que Liszt avait recherché à introduire dans son œuvre et tout l’ensemble des ressentis qu’il arrive à mettre en la jouant, eh bien c’est tout simplement magnifique.