» Beethoven donnait ses Quatuors un dimanche matin au-dessus d’un troquet en présence de quelques rares auditeurs. Aujourd’hui un Quatuor de Beethoven peut se jouer dans une salle de deux mille places ! » Pierre BOULEZ (Compositeur et chef d’orchestre français) .
« Avec Beethoven, le Quatuor devient un lieu privilégié de réflexion, de mise en question, d’intériorisation. Il est aussi le théâtre des innovations formelles les plus radicales qu’il connaîtra pendant tout le XIXe siècle » Bernard FOURNIER (Musicologue, conférencier, spécialiste de la musique de Beethoven)
Beethoven a composé seize Quatuors. Aborder ce genre après celui qui en fut le maître à savoir Haydn (et Mozart également) ce n’était pas évident. Quoi qu’il en soit il va franchement relever le défi de façon assez audacieuse, novatrice, et on peut dire qu’il a réussi . Si les premiers étaient quelque peu influencés par Haydn, ceux qui vinrent par la suite, seront l’œuvre d’une grande réflexion qui avait pris des années entre les premiers et les derniers . En conséquence de quoi, l’idée même du Quatuor avait évolué dans l’esprit de Beethoven, ce qui rendait la musique vertigineusement moderne et visionnaire .
C’est un genre exigeant qui lui a permis vraiment de s’exprimer de façon assez sublime, d’aller au plus profond de son âme, d’aborder toutes les contradictions de la vie, un genre qui représente toute sa créativité, son audace, sa volonté d’ouvrir une voie nouvelle à la musique, sa capacité assez incroyable d’ailleurs à vouloir sans cesse renouveler son art.
J’en ai sélectionné quelques-uns :
Quatuor Op.18 N.1 ( 1799 )
« Prends ce quatuor comme un petit signe de notre amitié, en souvenir des jours passés ensemble, où nous étions liés …. Prends garde de ne remettre à personne ton quatuor car je l’ai beaucoup remanié, attendu que maintenant seulement je sais écrire des quatuors corrects comme tu pourras le constater quand tu les recevras. » écrira Beethoven à Karl Amenda, l’ami fidèle, avec lequel il va échanger une correspondance chaleureuse durant de longues années . Amenda sera, au départ le dédicataire de ce Quatuor. Par contre, au moment où les six de l’opus 18 furent publiés( 1801) ils seront dédiés à son mécène le prince Franz Lobkowicz ( c’est par lui que le compositeur sera amené à rencontrer Amenda).
Comme l’indique Beethoven, ce Quatuor sera, en effet, considérablement remanié, ce qui en fera une œuvre puissante. Cette révision prouvera combien il a pu arriver à une grande maîtrise du genre, non seulement dans la structure mais aussi dans la texture.
C’est une page claire, expressive, assez contrastée, raffinée dans sa sonorité, qui peut paraître simple, mais qui se révèle très concise, fortement développée notamment dans son premier mouvement ( lequel fut celui qui a été le plus retravaillé). Il y a de la passion aussi dans le sublime mouvement lent : elle s’explique semble t-il par le fait que ( selon Amenda ) Beethoven pensait au drame de Shakespeare Roméo et Juliette ( je m’en inspire pour exprimer un sentiment bien plus que pour le décrire ). Les ultimes mouvements sont plus empreints de vivacité et de profondeur.
( Vidéo : le QUATUOR ALBAN BERG )
Les trois Quatuors Razumovsky (1806 )

C’est le comte Andreï Razumovski, ambassadeur de Russie à Vienne, grand protecteur des Arts, qui lui a passé commande de ces trois merveilleux quatuors. Cet homme fait partie des personnalités mélomanes, inconditionnelles, complètement fascinées par la musique de Beethoven, aussi exubérante fut-elle.
Beethoven fut très fier de ses trois quatuors et ce même si ils furent incompris non seulement du public, de la critique (c’est une farce de toqué, une musique de cinglé ) , mais des musiciens qui durent les interpréter. Ces derniers ne manqueront pas de le lui faire savoir, ce à quoi il répondait que cette musique n’avait pas été composée pour eux mais pour les temps à venir ! Il a passé des mois pour certains mouvements de ces Quatuors.Si, pour être agréable au comte, il a inséré des airs de chansons populaires russes (dont un d’ailleurs sera repris un jour par Moussorgsky dans Boris Godounov) ils sont bien viennois malgré tout .
Ce sont des œuvres brillantes, assez provocatrices, inventives, complexes, démesurées, mais magistralement belles ! Le premier nous fait partager son côté à la fois palpitant, extravagant, virtuose, mais aussi rêveur, chantant, enchanteur ; s’ensuivent ensuite des passages assez tragiquement bouleversants, émotionnels, obsédants qui laissent la place à un thème russe aux rythmes contrastés … Le frémissant second Quatuor nous fait partager sa puissance, son mystère, mais aussi sa délicatesse (laquelle a été soulignée et recommandée par Beethoven pour l’interprétation) , son intensité, mais aussi son côté final endiablé. …. Et le troisième ( le seul qui ne comportera pas de thème russe ) est assez époustouflant, tourbillonnant, à la fois empreint de gravité, de tragique, mais aussi de mystère, et de vigueur impétueuse.
En marge de la partition, tout à côté du final de ce dernier Quatuor Beethoven écrira : » De même que tu peux écrire des œuvres en dépit de toutes les entraves qu’imposent la société, ne garde plus le secret sur ta surdité, sur ton art .. » Une façon pour le compositeur de nous faire entrer dans ses ressentis intérieurs.
( Vidéo : Quatuor Op.59 N.1 interprété par le QUATUOR ALBAN BERG )
( Vidéo : Quatuor Op.59 N.2 par le QUATUOR BUSCH )
(Vidéo : Quatuor Op.59 N.3 interprété par le QUATUOR BUSCH )
Quatuor Op.74 N.1 dit Les Harpes
Cette partition fut écrite après les trois Razumovski. Elle sera dédiée à nouveau au Prince Lobkovitz. A l’époque où il le compose, il a déjà une sacrée expérience du genre, il sait ce qu’il peut faire ou ne pas faire et jusqu’où il peut aller avec un Quatuor, peut lui importe si il est compris ou non dans sa démarche !
L’intitulé Les Harpes ne vient pas de Beethoven, mais de son éditeur en raison des nombreux pizzicati (pincements des cordes) du premier mouvement. C’est une œuvre irrésistible, intense, expressive qui sera très appréciée, populaire et célèbre dès le départ. Sous son côté assez étrange, mystérieux, et recueilli du début, elle se révèle par la suite très inattendue, conquérante, provocatrice, tourbillonnante, vigoureuse, avec un mouvement lent très poignant, mélancoliquement triste.
( Vidéo : le QUATUOR ALBAN BERG )
Quatuor Op.131 N°14 ( 1827 )
« C’est la danse du monde lui-même ; désir farouche, plainte douloureuse, ravissement d’amour, extase suprême, gémissement, furie, volupté et souffrance, frémissement d’éclairs, grondement de la tempête ; et, dominant cet ensemble, le prodigieux musicien qui force et dompte tout, et qui, fier et tranquille, de tourbillon en tourbillon, nous conduit à l’abîme. Il sourit sur lui-même, car pour lui, cette magie n’était pourtant qu’un jeu. Mais la nuit vient lui faire un signe : pour lui, ce jour est révolu … » Dira Wagner à propos du final.
Ce Quatuor, fut considéré par le compositeur comme étant l’œuvre musicale qu’il ait le mieux réussi. La meilleure à ses yeux. Quasi surhumaine dira ( très justement ) l’écrivain John William Sullivan . Quelques mois avant de mourir, Schubert souhaita l’entendre en privé, et il déclara : « après cela que nous reste t-il à écrire ? »
Beethoven a réuni trois formes : la fugue, forme sonate, la forme variation dans cette monumentale et excellente partition. Il est réellement exceptionnel, une merveille du genre, étonnant, très imaginatif, virtuose, intense, quasi méditatif parfois et tout aussi euphorique dans certains passages, sans oublier quelques soupçons d’humour .
( Vidéo : Le QUATUOR TAKACS )
Quatuor Op.132 N.15 ( 1823/1825)
Il fut dédié à l’un de ses grands admirateurs, violoncelliste à ses heures perdues : Nicolaï Borin Bolitsyne.
Je dirai qu’il me semble être probablement l’un des plus difficiles des Quatuors de Beethoven, probablement le plus profond, structurellement raffiné, parfaitement maîtrisé, dans un style épuré. C’est un peu sa personnalité à savoir un côté intériorisé pudique et un autre fortement extraverti par le tourment et la douleur. C’est à la fois la passion, le mystique, le romantique. Une page énergique, quasi spirituelle, riche en émotions à fleur de peau je dirai, déroutante, stupéfiante, hésitante parfois mais brillante,
( Vidéo : Le QUATUOR BORODIN )