
C’est bien connu, le café pour Honoré de Balzac était quasiment comme une drogue. La légende raconte qu’il courait dans tout Paris pour en acheter différentes sortes afin de faire des savoureux mélanges et qu’il en buvait 50 tasses par jour, ce qui lui permettait de tenir les 18 h passées à écrire ! . Son excessivité pourrait justifier le fait qu’il est décédé du cœur assez jeune ( 51 ans ) . Voici quelques extraits ce qu’il disait à propos du café dans son ouvrage Traité des excitants modernes (paru en 1839 ) :
» Le café agit sur le diaphragme et les plexus de l’estomac, d’où il gagne le cerveau par des irradiations inappréciables et qui échappent à toute analyse : néanmoins, on peut présumer que le fluide nerveux est le conducteur de l’électricité que dégage cette substance qu’elle trouve ou met en action chez nous. Son pouvoir n’est ni constant, ni absolu. Rossini a éprouvé sur lui-même les effets que j’avais déjà observé sur moi. -le café, m’a t-il dit, est une affaire de quinze ou vingt jours : le temps, fort heureusement, de faire un opéra ! » – Le fait est vrai. Mais le temps pendant lequel on jouit des bienfaits du café peut s’étendre. Cette science est trop nécessaire à beaucoup de personnes pour que nous ne décrivions pas la matière d’en obtenir les fruits précieux. Vous tous, illustres chandelles humaines, qui vous consumez par la tête, approchez et écoulez l’Évangile de la veille et du travail intellectuel. Le café concassé à la turque a plus de saveur que le café moulu dans un moulin.
Retenez donc ceci : le café a deux éléments : l’un la matière extractive, que l’eau chaude ou froide dissout, et dissout vite, lequel est le conducteur de l’arôme ; l’autre, qui est le tannin, résiste davantage à l’eau et n’abandonne le tissu aréolaire qu’avec lenteur et peine. D’où cet axiome : laisser l’eau bouillante, surtout longtemps, en contact avec le café, est une hérésie ; le préparer avec de l’eau de marc, c’est soumettre son estomac et ses organes au tannage. 2) le café a plus de vertu par l’infusion à froid que par l’infusion d’eau bouillante ; ce qui est une seconde manière de graduer ses effets. En moulant le café, vous dégagez à la fois l’arôme et le tanin, vous flattez le goût et vous stimulez les plexus qui réagissent sur les mille capsules du cerveau. Ainsi voici deux degrés : le café concassé à la turque , le café moulu. 3) de la quantité de café mis dans le récipient supérieur, du plus ou moins de foulage et du plus ou moins d’eau, dépend la force du café, ce qui constitue la troisième manière de traiter le café.
Ainsi, pendant un temps plus ou moins long, une ou deux semaines au plus, vous pouvez obtenir l’excitation avec une , puis deux tasses de café concassé d’une abondance graduée, infusé à l’eau bouillante. Pendant une autre semaine, par l’infusion à froid, par la mouture du café, par le foulage de la poudre et par la diminution de l’eau, vous obtenez encore la même dose de force cérébrale. Quand vous avez atteint le plus grand foulage et moins d’eau possible, vous doublez la dose en prenant deux tasses ; puis quelques tempéraments vigoureux arrivent à trois tasses. On peut ainsi aller quelques jours de plus.
Enfin, j’ai découvert une horrible et cruelle méthode, que je ne conseille qu’aux hommes d’une excessive vigueur, à cheveux noirs et durs, à peau mélangée d’ocre et de vermillon, à mains carrées, à jambes en forme de balustres comme ceux de la place Louis XV : il s’agit de l’emploi du café moulu, foulé, froid et anhydre ( mot chimique qui signifie peu d’eau ou sans eau ) pris à jeun. Ce café tombe dans votre estomac qui, vous le savez par Brillat-Savarin est un sac velouté à l’intérieur et tapissé de suçoirs et de papilles ; il n’y trouve rien, il s’attaque à cette délicate et voluptueuse doublure, il devient une sorte d’aliment qui veut ses sucs, il les tord, il les sollicite comme une pythonisse appelle son dieu, il malmène ses jolies parois comme un charretier qui brutalise ses jeunes chevaux. Les plexus s’enflamment, ils flambent et font aller leurs étincelles jusqu’au cerveau. Dès lors tout s’agite : les idées s’ébranlent comme les bataillons de la grande pompe sur le terrain d’une bataille et la bataille a lieu. Les souvenirs arrivent au pas de charge, enseignes déployées ; la cavalerie légère des comparaisons se développe par un magnifique galop ; l’artillerie de la logique accourt avec son train et ses gargousses ; les traits d’esprit arrivent en tirailleurs ; les figures se dressent ; le papier se couvre d’encre, car la veille commence et finit par des torrents d’encre noire, comme la bataille par sa poudre noire. J’ai conseillé ce breuvage ainsi pris à un de mes amis qui voulait absolument faire un travail promis pour le lendemain : il s’est cru empoisonné, il s’est recouché, il a gardé le lit comme une mariée. Il était grand, blond, les cheveux rares, un estomac de papier mâché, mince. Il y avait de ma part un manque d’observation.
L’état où vous met le café pris à jeun dans les conditions magistrales, produit une sorte de vivacité nerveuse qui ressemble à de la colère : le verbe s’élève, les gestes expriment une impatience maladive ; on veut que tout aille comme trottent les idées ; on est braque, rageur pour des riens ; on arrive à ce variable caractère du poète tant accusé par les épiciers ; on prête à autrui la lucidité dont on jouit. Un homme d’esprit doit alors se bien garder de se montrer ou de se laisser approcher. J’ai découvert ce singulier état par certains hasards qui me faisaient perdre sans travail l’exaltation que je me procurais. Des amis, chez qui je me trouvais à la campagne, me voyaient hargneux et disputailleur, de mauvaise foi dans la discussion. Le lendemain, je reconnaissais mes torts et nous en cherchions la cause. Mes amis étaient des savants du premier ordre, nous l’eûmes bientôt trouvée : le café voulait une proie.
Non seulement ces observations sont vraies et ne subissent d’autres changements que ceux qui résultent des différentes idiosyncrasies, mais elles concordent avec les expériences de plusieurs praticiens, au nombre desquels est l’illustre Rossini, l’un des hommes qui ont le plus étudié les lois du goût, un héros digne de Brillat-Savarin … Observation : chez quelques natures faibles, le café produit au cerveau une congestion sans danger ; au lieu de se sentir activées, ces personnes éprouvent de la somnolence et disent que le café les fait dormir. » Honoré de BALZAC ( Écrivain français, romancier, essayiste, journaliste, critique d’art, critique littéraire / Extrait du : Traité des excitants modernes (paru en 1839 ) / Chapitre II – ).

.P.S. Balzac nomme Brillat-Savarin : il s’agit de Jean Anthelme Brillat-Savarin , dont le métier était la magistrature, mais qui fut , par ailleurs, un fin gastronome et un auteur culinaire français