Harmonies poétiques et religieuses … Franz LISZT

«  Ce que je peine à m’expliquer, c’est l’inconcevable invasion ( passez ce mot ) du sentiment religieux qui est en moi ! Ma vie est une prière, une adoration perpétuelle. Si ce n’était pas si long, je vous transcrirai ici, l’harmonie de Lamartine  » Bénédiction de Dieu  » car jamais on ne me rendra si complètement ce que j’ai pu éprouver alors … » Extrait d’une lettre de Liszt adressée en 1833 à sa première compagne : Marie d’Agoult.

C’est en 1834 que Franz Liszt a composé  sa première Harmonie ( Pensée des Morts) , mais  c’est véritablement chez Carolyne  de Sayn-Wittgenstein ( sa deuxième compagne ) ,à Woronince ( Ukraine ), où il séjourna une dizaine de jours, qu’il a commencé son œuvre, laquelle se poursuivra  à Weimar. La composition totale a duré de 1847 à 1852.

Entre méditations intimes et inspiration grandiose, ce recueil est incroyablement visionnaire. Les pièces sont très différentes les unes des autres, Certaines d’entres elles sont courtes et simples comme si elles étaient là pour servir d’intermédiaire entre d’autres beaucoup plus importantes. Ce sont toutes, malgré cette impression, des chefs d’oeuvre.

Lamartine avait une vingtaine d’années de plus que Liszt. Il a tout comme lui , avec son côté bourgeois et ses pensées rêveuses, baigné dans le même climat intellectuel, sensible de l’époque romantique. En 1830, après les fameuses Journées de Juillet, Lamartine avait abandonné la diplomatie et faisait partie de l’Académie française. C’est de cette époque que date la publication des Harmonies Poétiques et Religieuses : 4 livres – 47 poèmes – un recueil vendu  à 45 000 exemplaires en 4 ans !

C’est à Florence en 1826, alors qu’il occupait le poste de secrétaire d’ambassade qu’il a eu l’idée de cet ouvrage appelé, au départ, Psaumes Modernes. Il écrivait à son propos :  » Ces Harmonies, prises séparément, semblent n’avoir aucun rapport l’une avec l’autre. Considérées en masse, on pourrait retrouver un principe d’unité dans leur diversité même, car elles étaient destinées, à reproduire un grand nombre des impressions de la nature et de la vie sur l’âme humaine. »

Ces mots suggestifs  amèneront Liszt à écrire son recueil, non pour traduire un texte, mais pour transcrire l’âme de ce texte  en musique. Par ailleurs, il va beaucoup se reconnaître dans cette candeur, cette quête sincère du sens de la vie et de l’être suprême ressentis souvent par Lamartine. Elle est l’expression mystique profonde et presque intime du compositeur.

Il y a dix pièces au total : Invocation – Ave Maria – Bénédiction de Dieu dans la solitude – Pensée des morts – Paster Noster – l’Hymne de l’enfant à son réveil – Funérailles – Misere ( d’après Palestrina ) – Andante Lagrimoso – Cantique d’Amour. Elles sont assez difficiles à jouer et rares sont celles ou ceux qui les ont enregistrées dans leur intégralité. Certaines d’entre elles reprennent le nom attribué par Lamartine. Des longs extraits des poèmes ont été, également, insérés sur les partitions.  En voici quelques-unes :

Pensée des morts est une pièce sublime datant de 1834, publiée un an plus tard. Le climat de la pièce prend sa source dans une phrase de Lamartine qui aura suffi à inspirer Liszt :  » La vue de ces beaux cyprès, immobiles, de détachant en noir sur le tapis éclatant du ciel et rappelant le tombeau  » … Le compositeur  a fort bien su exprimer la douleur, la méditation, l’espoir. Elle est assez saisissante, audacieuse. Elle commence doucement, puis devient rapide, sombre, orageuse rythmiquement parlant.

(Vidéo : Andrea BONATTA au piano – Lequel a enregistré l’intégralité des Harmonies sur le piano demi-queue  du compositeur qui se trouve à Bayreuth : un Steingraeber qui a été l’instrument de Liszt durant les quinze dernières années de sa vie.  Eduard Steingraeber avait dit un jour à Liszt  » Maître je vais vous construire un piano à la puissance de vos doigts  » et c’est lui qui viendra, en personne, lui livrer.

L’hymne de l’enfant à son réveil : Il semblerait ( d’après le manuscrit conservé à la Bibliothèque d’Angers – France ) que Lamartine ait écrit ce poème en 1829, tout inspiré qu’il était par sa fille bien aimée qui avait alors 7 ans.

Liszt en a fait une sorte d’Impromptu en pensant, probablement, à ses propres enfants. C’est plein de fraîcheur, simple, tendre, avec une sorte de rythme  »  barcarolle  » mélodieux.

( Vidéo : Aldo CICCOLINI au piano )

Funérailles : pièce magnifique, célèbre, très souvent jouée seule en concert. C’est l’expression de la douleur, celle à la fois personnelle de Liszt, mais aussi celle d’une souffrance universelle envers ceux qui meurent en héros pour une cause et des idéaux. Au départ elle ressemble à une marche funèbre, laquelle s’amplifie peu à peu comme un tonnerre assez tonitruant.

Compte tenu qu’elle a été écrite un mois après la mort de son ami Frédéric Chopin en 1849, beaucoup ont pensé qu’il pouvait s’agir là d’un hommage. Liszt lui-même dira qu’en la composant il a pensé à lui, mais  il s’agit, avant toute chose, d’un hommage aux héros de la révolution hongroise de 1848 et plus particulièrement à trois personnes qui vont mourir en héros : le prince Felix Von Lichnowsky – le comte Lajos Batthyany – le comte Lazslos Teleky ( exécutés par les monarchistes des Hasbourg ) – La rage et la révolte sont bien là saupoudrées par moments d’une certaine tendresse !

(Vidéo Kystian ZIMERMAN au piano )

Bénédiction de Dieu dans la solitude : est vraiment une pièce d’une grande beauté, avec infiniment de virtuosité. Ce sont les premiers vers de Lamartine qui l’ont inspirés :

 » D’où me vient, ô mon Dieu, cette paix qui m’inonde ?
D’où me vient cette foi dont mon cœur surabonde ?
À moi qui tout à l’heure, incertain, agité,
et sur les flots du doute à tout vent ballotté,
cherchais le bien, le vrai, dans les rêves des sages,
Et la paix dans des cœurs retentissant d’orages ?
À peine sur mon front quelques jours ont glissé,
il me semble qu’un siècle et qu’un monde ont passé,
et que, séparé d’eux par un abîme immense,
un nouvel homme en moi renaît et recommence....  »

Liszt a toujours eu énormément de plaisir à jouer ce morceau en privé ou ses amis ou ses élèves. Il l’a écrit  à une époque où il se sentait relativement optimiste compte tenu qu’il avait une nouvelle compagne, des idées musicales correspondantes à ce qu’il souhaitait , le défi en tête de faire de Weimar la Nouvelle Athênes, et il revenait également vers la foi.

C’est une pièce qui transporte un peu  » hors du temps  » ; son langage est riche, voluptueux. Elle est élégante, contemplative ( au sens spirituel du terme ) , subtile dans ses changements, mélodieusement chantante; il y a la joie aussi,dans sa vérité profonde. Il l’a vue comme une histoire d’amour entre une âme et Dieu, une façon d’échapper à la réalité de la vie pour aller, seul,  vers Dieu. On retrouve là le dilemme qui a toujours existé chez Liszt à savoir les difficultés qu’il a rencontrées pour pouvoir concilier sa vie, sa fougue, ses amours, ses envies, sa musique, voire même ses penchants comme l’alcool et le tabac, avec l’appel spirituel qui était en lui. Il a toujours voulu tenter de  » garder le contact  » avec l’être suprême en dépit de tout.

( Vidéo : Claudio ARRAU au piano )