» Voyager, c’est donc imaginer un lieu, s’y rendre effectivement, et en revenir. Mais la définition est encore incomplète; j’ai certes repoussé le voyage immobile, ainsi que le simple déplacement; mais il manque, me semble-t-il, un élément. Pourquoi allons-nous là-bas ? Je crois que c’est la rencontre avec la singularité d’un lieu et d’une culture que l’on attend du voyage, de tout voyage. C’est pour voir quelque chose d’autre que l’on voyage, et rester au bar ou à la piscine d’un hôtel, ce n’est pas voyager. Justement : cette quête d’un ailleurs différent suppose, de la part du voyageur, un état d’esprit bien spécifique sans lequel son périple sera raté. Il s’agit essentiellement de laisser de côté ses préjugés, ses habitudes, ses convictions, d’ouvrir son esprit et ses sens à la radicale nouveauté de ce qui se présente, bref d’être curieux, bien disposé, ou encore disponible pour toutes sortes de rencontres. Se dépouiller de ses certitudes, accepter la remise en question d’une vie antérieure dont on saisit la relativité, et enfin s’étonner : voilà, peut être, les devoirs du voyageur. Il ne s’agit pas, à la vérité, de douter de tout, ce qui serait stupide, mais d’essayer tant bien que mal de suspendre son jugement, de n’être le partisan de rien, de n’être, comme l’historien idéal selon Fénélon, » d’aucun temps ni d’aucun pays » . Pour autant, on ne demande pas au voyageur d’abdiquer ce qui fait la singularité de sa personnalité, c’est à dire son identité; on attend simplement de lui l’effort d’ouverture qui lui permettra de s’adapter à la particularité de cet ailleurs, sans cesser d’être lui-même. On peut dire que se dépouiller correspond à l’état d’esprit du voyageur; qu’il s’agisse d’objets ou de certitudes, le voyageur partira les mains presque vides et l’esprit léger.
Le voyageur est donc un être qui part vers un ailleurs dont il reviendra, mais avec la ferme intention d’accomplir un travail sur lui-même qui lui permettra de savourer pleinement la différence de cet ailleurs. L’état d’esprit de celui qui part est donc déterminant et fera le tri entre voyage, déplacement et aventure. L’essentiel, pour voyager, est d’avoir du temps devant soi, et cette condition est si importante qu’elle mérite, au même titre que l’espace, de faire partie de la définition du voyage. Après tout, si l’on part, c’est que l’on n’a rien à faire, que l’on a du temps, que l’on est pas absorbé par une activité quelconque. Voyager est donc signe que l’on est maître de son temps : une brèche s’est ouverte dans le flux des occupations habituelles, et un intervalle de temps libre nous est offert. Il en est, enfin, qui voyageront, et qui mettront donc à profit leur disponibilité pour partir à la découverte du monde. Le voyageur est finalement un être dont le temps est consacré à l’espace. Cette connivence de l’espace et du temps est enfin confirmée par le fait qu’un flâneur sommeille en tout voyageur digne de ce nom, c’est-à-dire un individu qui aime et qui sait prendre son temps, car il a compris qu’il n’y avait pas de meilleure méthode pour que le monde se découvre. C’est pourquoi le voyageur doit prendre toutes les dispositions pour éviter la désastreuse précipitation qui l’empêche d’approfondir ses rencontres, ses contemplations, ses sensations. Sans doute est-ce cet art de la lenteur qui manque à ces touristes en excursion, ou à ces vacanciers qui ont opté pour un circuit : le rythme qu’on leur impose n’est pas le leur, mais celui d’une industrie touristique qui ne peu que survoler sommairement les paysages et les cultures. C’est aussi ces stupides vacances en club où des animateurs envahissants sont chargés de vous occuper, comme si l’ennui était la pire catastrophe. Voyager, c’est au contraire s’arranger pour n’avoir rien de tout cela, mais du temps pur, vide, libre, condition sine qua non à la pleine découverte de l’ailleurs que l’on a choisi. Le véritable voyage ne commencera qu’à partir du moment où nous aurons su modifier notre rapport avec le temps. Mais revenir de voyage est tout aussi fascinant, à bien y penser, que l’action de partir, et ce même si l’on a alors l’impression que l’aventure est terminée. » Thierry TAHON ( Professeur de philosophie, écrivain français / Extraits de Petite philosophie de voyage )
