« J’ai eu besoin de penser peinture, de voir des tableaux, de faire de la peinture pour m’aider à vivre, à me libérer de mes impressions, de toutes les sensations, de toutes les inquiétudes auxquelles je n’ai trouvé d’autre issue que la peinture. »
» Si malgré ce temps qui est là, je vous disais, dans mon esprit, un an, deux ans, dix ans ne sont rien, qu’être artiste ce n’est pas compter, mais vivre comme l’arbre sans presser sa sève, attendre l’été, et l’été vient, mais qu’il faut avoir de la patience … De la patience. »
» Ma peinture, je sais ce qu’elle est sous ses apparences, sa violence, ses perpétuels jeux de force, c’est une chose fragile dans le sens du bon, du sublime. C’est fragile comme l’amour… Lorsque je me rue sur une toile de grand format, lorsqu’elle devient bonne, je sens toujours atrocement une trop grande part de hasard, comme un vertige, une chance dans la force qui garde malgré tout son visage de chance, son côté virtuosité à rebours, et cela me mets toujours dans des états lamentables de découragement. Je n’arrive pas à tenir, et même les toiles de trois mètres que j’entame et sur lesquelles je mets quelques touches par jour en y réfléchissant finissent toujours au vertige… Si le vertige auquel je tiens comme à un attribut de ma qualité virait doucement vers plus de concision, plus de liberté, hors du harcèlement, on aurait un jour plus clair… »
» Les raisons pour lesquelles on aime ou l’on aime pas ma peinture m’importent peu parce que je fais quelque chose qui ne s’épluche pas, qui ne se démonte pas, qui vaut, par ses accidents, que l’on accepte ou pas … » » Je n’entraînerai jamais l’admiration de tous, pas question de cela, rien que d’y penser m’écoeure, mais j’arriverai peu à peu peut-être à me regarder dans une glace sans y voir ma gueule de travers. Les prix croyez-moi, ce n’est rien du tout pour moi, je veux dire que, n’ayant jamais eu d’argent et ne sachant rien en faire, à part quelques tableaux, je ne sais pas ce que cela veut dire ! « .
Nicolas DE STAËL (1914-1955)
Curieux destin que celui de cet artiste, naturalisé français en 1948, qui reste l’un des plus influents de l’après-guerre, un peintre de l’École de Paris, partagé entre abstraction et figuration : le côté » il faut être soit l’un soit l’autre » n’est pas pour lui ; il n’a pas souhaité qu’on le fasse entrer dans l’une ou l’autre de ces deux » cases » et ne s’opposera finalement à aucune des deux. Ce qu’il a voulu c’est ne pas devoir cacher ses émotions, émotions qu’il assume du reste dès 1952 et qui donneront naissance à ses meilleures toiles.
» je n’oppose pas la peinture abstraite à la peinture figurative, figurative. Une peinture devrait être à la fois abstraite et figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un espace. » N.D.S.
Un excellent dessinateur également, mais quelqu’un aussi qui a beaucoup aimé écrire que ce soit à sa soeur, à ses parents adoptifs , à ses amis, à ses amours etc… des lettres qui couvrent la période de 1935 à 1955 et qui dressent de lui le portrait d’un esprit passionné en quête d’absolu, d’un torturé tourmenté aussi, un génie !
Il ne fut pas un peintre bien installé sur ses acquis mais toujours dans la recherche, dans l’innovation, dans les changements, afin d’avancer dans son travail. Ses toiles ont très souvent été peintes sur le motif puis terminées en atelier. Là encore pas question de choisir l’un plus que l’autre. Les deux lui conviennent. Ce n’est pas tant dans un esprit révolutionnaire mais par envie de s’exprimer en peignant.
Durant des années il n’a eu cesse de manipuler, de triturer, d’exalter, de modeler, de stratifier, d’étirer, d’étaler la pâte de sa peinture à l’huile un peu comme un sculpteur avec couteaux, taloches,truelles, pinceaux ( les outils varient).Il va lutter avec la matière , en corps à corps avec elle. Tantôt il l’allège, tantôt il l’augmente et l’alourdit. Il entrera réellement en elle vers 1945/1946 . C’est un combat qu’il a mené toute sa vie durant, et ce jusqu’au vertige en ne pensant et vivant que pour son art.
L’Hôtel de Caumont, Centre d’art à Aix-en-Provence, lui rend hommage au travers d’une très belle exposition intitulée :
» Nicolas De STAËL en Provence « – Jusqu’au 23 Septembre 2018 – Regroupant 71 tableaux et 26 dessins, prêts de grands musées et collections privées. Elle se concentre exclusivement sur la période provençale de ce peintre, laquelle a été assez courte puisqu’elle n’a duré qu’une seule année mais qui reste, néanmoins, très importante tant sur le point de vue pictural que personnel ( » on apprend à voir les couleurs ici « ) Une exposition organisée par sa petite fille Marie du Bouchet et son fils Gustave De Staël qui en est le commissaire.

Les dix dernières années de ce peintre furent très intenses, fécondes et tourmentées. En ce qui la concerne, celle passée dans le Midi de la France ( l’Italie et la Sicile également ) fut une source incroyable d’inspiration éblouissante pour lui, notamment la lumière qui va irradier ses derniers tableaux, avec cette violence solaire, et qui sera sa quête ultime. Elle deviendra sa nourriture, il s’en imprégnera et la restituera sur la toile.
De plus sa peinture va changer, en ce sens qu’il abandonnera le concret pour se tourner vers quelque chose de plus formel ; son regard deviendra plus intense, son approche des paysages changera car évoluant au rythme de l’évolution de la lumière , sa technique elle aussi sera différente . Un jour sa palette deviendra plus claire, les formes plus larges, la truelle remplacera le couteau, puis le pinceau ou les tampons de gaze ( ou coton) prendront la place du couteau ou de la spatule, ce qui lui permettra un bien meilleur étalement .
Le midi, c’est la période de ses envolées picturales, celle de ses doutes, de ses joies, de ses tourments, de sa fragilité, de sa force créatrice profonde et puissante. Sur un plan personnel, elle sera marquée par une rencontre amoureuse qui va fortement compter dans sa vie à savoir : Jeanne Polge. Malheureusement cette jeune femme va rompre, il sera alors plongé dans une grande solitude, sous tension car son marchand d’art lui infligeait une grosse pression, un climat général qui contribuera à le faire dériver vers une dépression suivie de son suicide.


Son art a été une véritable passion, une passion qu’il a vue comme un devoir, quelque chose qu’il se devait d’accomplir. Il a, de plus, beaucoup aimé la musique et l’écriture et les deux l’ont accompagné tout au long de sa vie.
Nicolaï Vladimir Staël Von Holstein dit Nicolas de Staël est né en 1914 à Saint Petersbourg dans une famille noble. Son père Vladimir Ivanovitch était général dans la garde impérial. Veuf en 1919 il épouse , en secondes noces, une femme divorcée, fortunée affichant 22 ans de moins que lui : Lubov Berednikov, une passionnée d’art et de culture. Trois enfants naîtront de leur union : Marina – Nicolas et Olga.
En 1921 il perd son père. Avec sa mère et ses deux soeurs ils partent en Pologne, se retrouvent sans beaucoup de moyens et assez miséreux. Un an plus tard, sa mère meurt d’un cancer. Les enfants sont d’abord confiés à une tutrice directrice de la Croix Rouge, laquelle les remettra au couple Fricero qui habite à Bruxelles. Ils prennent en chargent des enfants réfugiés. Marina, Olga et Nicolas seront élevés avec leurs propres enfants, recevront la même éducation, seront inscrits dans les meilleures écoles.
Les études ne seront pas vraiment le fort de Nicolas. Son grand plaisir est de flâner dans les galeries et les musées de Bruxelles. Ce qu’il veut faire ( outre sa passion de l’écriture) c’est devenir peintre. En 1933 il intègre les Beaux Arts de St Gilles-Les-Bruxelles puis l’Académie Royale. L’été il voyage, découvre le Louvre, puis l’Espagne : l’Andalousie, Alicante, Valence. C’est un pays qui va énormément lui plaire. En 1933 ce sera le Maroc avec Marrakech au départ où il va beaucoup dessiner ( plus de 8 h par jour ) et au-delà de cela, tenir une sorte de journal où il note tous ses sentiments, ses ressentis, ses émotions, ses réflexions, ses pensées, voire même aussi ses doutes vis-à-vis de la peinture. S’en suivront des déplacements à Rabat, Casablanca et Agadir.
Au Maroc il fait une première rencontre amoureuse d’importance : Jeannine Guillou, une femme mariée qui voyage dans le pays avec son époux et leur fils. Tous deux sont peintres. Cette femme va le subjuguer, tant par son travail, que par sa personnalité. Leur relation sera plutôt amicale au départ, puis ils seront amants. Elle quitte tout (à sa demande) pour le suivre à travers le pays, puis en Algérie et en Italie ( Naples ). Malheureusement ils ont de gros problèmes financiers et rentrent à Paris.

L’époque est troublée par la seconde guerre mondiale. En 1939 il s’engage dans la légion étrangère. Il est envoyé en Tunisie où il est chargé de dessiner des cartes Un an plus tard il est démobilisé et rentre en France. Il s’installe à Nice avec Jeannine, trouve un atelier . C’est à cette époque que naît sa fille Anne en 1942. Sa peinture ne se vend pas, il doit faire différents petits métiers pour subvenir aux besoins de sa famille. Mais il est heureux … C’est en 1942 qu’il abandonne la peinture figurative pour se tourner vers l’abstraction et plonger dans la matière.

A Nice il fait une rencontre d’importance à savoir Alberto Magnelli ( peintre abstrait ) qui est plus âgé que lui, lui apportera ses connaissances, son expérience en matière d’abstraction, En dehors de cela c’est un homme qui sait trouver les mots pour l’encourager, le soutenir et l’influencera aussi.
En 1943 c’est le retour à Paris, boulevard Montparnasse. Il expose dans la galerie de Jeanne Bucher, une femme très généreuse envers les artistes sans le sou. On peut dire qu’elle fera partie de ceux qui, les premiers, lanceront la carrière de Nicolas. Elle l’expose aux côtés de Vassily Kandinsky et César Domela. Ce sont deux peintres pour lesquels il éprouve une grande admiration et se retrouver à leurs côtés est signe que l’on reconnaît son travail. Cela lui donnera confiance et il affrontera mieux les critiques et la presse officielle. Kandinsky meurt en 1944. Il en sera profondément attristé. Il fera partie de ceux qui porteront son cercueil. Un an plus tard, en 1945, c’est tout seul qu’il exposera chez Jeanne Bucher.
Il peint de façon assez extrême, acharnée, quasi désespérée. En 1946 il a la douleur de perdre Jeannine dont la santé fut fragilisée par des années dominées par la faim, les privations, mais aussi la difficulté à se remettre d’un avortement. Complètement désemparé, il s’isole dans le souvenir. Trois ans plus tard, après ces temps infiniment durs, il va enfin connaître la consécration. Le Musée national d’Art Moderne lui achète une de ses oeuvres et l’on parle de lui dans la revue Cahiers d’art.
De plus, il rencontre et épouse Françoise Chapouton qui venait donner des cours d’anglais au fils de Jeannine. ce qui lui redonnera l’envie de peindre sans relâche. Ils auront trois enfants : Laurence – Jérôme et Gustave. C’est une femme discrète, très présente qui va s’occuper non seulement d’eux, mais des deux autres enfants de Nicolas, ainsi que de la maison afin qu’il n’ait qu’à penser à sa peinture. Il expose non seulement à Paris, mais à Londres et à New York. Le succès est là !

Il loue un plus grand atelier rue Gauguet dans le XVIe arr. de Paris. Ses tableaux deviennent plus grands, les couleurs s’éclaircissent pour donner plus d’éclat et de dynamique à la lumière. Lors de ses moments de pause il se rend au Louvre, fréquente des sculpteurs, d’autres peintres, des critiques d’art, des marchands d’art.
Durant l’année 1951 il va faire une rencontre qui va beaucoup compter dans sa vie : celle avec le poète René Char . Ils s’apprécient énormément, se comprennent, s’admirent, se témoignent un grand intérêt pour leur oeuvre respective. On peut même dire qu’ils sont comme deux frères. Ils vont travailler sur un projet de livre, de ballet également. Nicolas fait des illustrations sur des poèmes de René (gravures sur bois).
En 1953 il se rend en Provence, plus précisément à Lagnes, dans une ancienne magnanerie ( Lou Roucas ) où une grange lui sert d’atelier. Il a besoin de quitter Paris et voir une autre lumière. Tout ce qui l’entoure l’émerveille et devient sujet de ses tableaux : paysages, variations du ciel, fleurs, des portraits aussi. La lumière a des effets divers sur lui : le plus souvent il faut bien le dire elle le fascine, à d’autres elle l’insupporte, l’énerve, l’agace et par voie de conséquence, il est toujours à la recherche du moment propice qui lui convient. L’épaisseur de la matière s’allège.
C’est lors d’une visite dans la région chez des amis de René Char qu’il rencontre une jeune fille qui est la muse du poète : Jeanne Polge. Coup de foudre ! ( » Quelle fille ! La terre en tremble d’émoi. Quelle cadence unique dans l’ordre souverain » » Il y a des femmes qui ne se montrent que telles des astres seuls avec le firmament intime du ciel. Je l’aime à en crever .. »écrit-il à Char ). Elle va l’attirer, le subjuguer. Pour autant, il aime également son épouse . Il est écartelé entre les deux et au milieu de ce tumulte de sentiments personnels, sa peinture est incroyablement flamboyante.
Il propose à Jeanne de partir en voyage avec sa femme , ses enfants et un ami pour un l’Italie. C’est un voyage qui sera difficile : non seulement le transport en camionnette, mais d’autre part cette proximité entre l’épouse qu’il aime, la maîtresse qui l’attire. Il voulait concilier les deux et ce ne sera pas chose facile.
L’Italie , la Sicile : Palerme, Syracuse, Catane, Taormine et sur le chemin du retour : Rome, Florence, Naples, Gênes. Il ne s’arrête pas de s’émerveiller des tons chauds, brûlés, dorés, de la vivacité des couleurs ( en aplats ) , ce qui donnera des toiles entre abstraction et figuration dans lesquelles les formes sont assez translucides, les formes simplifiées. Il a un esprit créatif débordant. La peinture semble alors le libérer de ses inquiétudes et de ses tourments. Les formats sont assez petits .





C’est en 1953/54 qu’il fait l’acquisition du Castelet qui lui plaisait beaucoup, situé à Ménerbes en Provence . Une espèce de château dont l’état , quelque peu délabré, nécessitera de gros travaux. Il a son atelier avec une vue superbe sur le Lubéron , peint pour des expositions futures notamment en Angleterre et aux Etats Unis , délaisse le couteau au profit du pinceau, voire même des tampons de coton ou gaze, afin d’obtenir un meilleur étalement de la peinture et gagner également une lumière plus pénétrante.
En dehors des paysages, des plaines, des montagnes, des champs, du ciel, des fleurs etc… il peint aussi des nus féminins qui expriment une sorte d’idéal. La couleur est éclatante, vibrante, maîtrisée.


Ses pensées sont occupées, de façon assez obsessionnelle par Jeanne. Il quitte tout : famille et château. Elle habite à Grasse, il s’en rapproche et part à Antibes à l’automne 1954, rue Revely.
Malheureusement, Jeanne ne voudra pas donner suite à leur histoire.. Il se jette alors à corps perdu dans le travail comme un forcené : 350 toiles verront le jour en six mois avec des paysages de la Côte d’Azur mais aussi des portraits de celle qui l’a quitté … Il cherchera à la revoir. Elle ne le souhaitera pas. Il rassemblera alors toutes leurs lettres, les remettra directement à son mari en lui disant » vous avez gagné » et rentrera dans son atelier.
En état de désespoir total, il se mettra à peindre durant 2/3 jours , exprimant toute la rage qui est en lui au travers d’une composition (inachevée) qui explose dans les tons de noir et de rouge, aux dimensions assez importantes ( 4 mètres sur 6 ), représentant un piano face à une contrebasse. Sa dernière oeuvre, lui qui a tant aimé la musique. C’est un hommage à Webern et Schoenberg, deux compositeurs entendus lors d’un concert à Paris quelques mois plus tôt. Bien souvent, voire même très souvent, on peut dire que ses oeuvres ont été imprégnées d’une intensité inouïe. Celle-ci, de par son caractère « testamentaire » représentant son dernier élan créatif, dépasse largement la limite de toutes les autres.
Il écrira ensuite deux lettres une à Jacques Dubourg , une autre à Jean Bauret, puis il montera en terrasse et se jettera dans le vide dans la nuit du 16 au 17 Mars 1955.
» Si le vertige auquel je tiens comme à un attribut de ma qualité, vivrait autrement vers plus de concision, plus de liberté, hors du harcèlement, on aurait un jour plus clair. La surprise d’un tableau ou d’une période à l’autre est normale chez moi, c’est comme si les choses faites passaient dans le brouillard une fois qu’elles ne sont plus là. Mais tout cela, qui sait, n’est peut être qu’un rêve idiot. Cela ne fait rien, je garderai l’inconnu du lendemain jusqu’à ma mort tant que ça ira. Voilà cher Jacques. Bonne chance pour les ventes .. »
Il a eu une vie de passion, de ferveur, d’émerveillement, de désespoir, d’amours, d’orgueil, de possible, d’impossible, de quête vers l’absolu, d’amitiés importantes et fortes aussi que ce soit avec des peintres, des écrivains, des poètes, des marchands d’art (notamment Jacques Debourg qui tenait une galerie d’art contemporain à Paris. Ils ont eu des années d’une collaboration étroite faite de confiance et d’amitié. Debourg a aimé son travail, l’a défendu et encouragé. )
( La maison à Antibes vue de profil et de face avec la terrasse de laquelle il s’est jeté)
Il laisse plus de mille oeuvres et un nombre incroyable de dessins. Après son décès, les expositions ont principalement eu lieu aux Etats-Unis. La première française se fera en 1956 au musée d’Art Moderne. Il en aura une autre au Grand Palais en 1981, puis au Centre national d’art et de culture Georges Pompidou en 2003. N’oublions pas les rétrospectives qui ont été également proposées à la Fondation Maeght de Saint-Paul-de-Vence ( Alpes-Maritimes) ainsi que différentes autres à la Fondation Gianadda de Martigny.